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Cette page présente la transcription d’une section des Œuvres Complètes de Poincaré. Vous pouvez retrouver nos commentaires par ici.

Introduction

La Géométrie à $n$ dimensions a un objet réel ; personne n’en doute aujourd’hui. Les êtres de l’hyperespace sont susceptibles de définitions précises comme ceux de l’espace ordinaire, et si nous ne pouvons nous les représenter, nous pouvons les concevoir et les étudier. Si donc, par exemple, la Mécanique à plus de trois dimensions doit être condamnée comme dépourvue de son objet, il n’en est pas de même de l’Hypergéométrie.

La Géométrie, en effet, n’a pas pour unique raison d’être la description immédiate des corps qui tombent sous nos sens : elle est avant tout l’étude analytique d’un groupe ; rien n’empêche, par conséquent, d’aborder d’autres groupes analogues et plus généraux.

Mais pourquoi, dira-t-on, ne pas conserver le langage analytique et le remplacer par un langage géométrique, qui perd tous ses avantages dès que les sens ne peuvent plus intervenir. C’est que ce langage nouveau est plus concis ; c’est ensuite que l’analogie avec la Géométrie ordinaire peut créer des associations d’idées fécondes et suggérer des généralisations utiles.

Peut-être ces raisons ne sont-elles pas suffisantes ? Ce n’est pas assez, en effet, qu’une science soit légitime : il faut que l’utilité ne puisse en être contestée. Tant d’objets divers sollicitent notre attention, que les plus importants ont seuls droit de l’obtenir.

Aussi y a-t-il des parties de l’Hypergéométrie auxquelles il n’y a pas lieu de beaucoup s’intéresser : telles sont, par exemple, les recherches sur la courbure des surfaces dans l’espace à $n$ dimensions. On est sûr d’avance d’obtenir les mêmes résultats qu’en Géométrie ordinaire et l’on n’entreprend pas un long voyage pour retrouver des spectacles tout pareils à ceux que l’on rencontre chez soi.

Mais il y a des problèmes où le langage analytique serait tout à fait incommode.

On sait quelle est l’utilité des figures géométriques dans la théorie des fonctions imaginaires et des intégrales prises entre des limites imaginaires, et combien on regrette leur concours quand on veut étudier, par exemple, les fonctions de deux variables complexes.

Cherchons à nous rendre compte de la nature de ce concours ; les figures suppléent d’abord à l’infirmité de notre esprit en appelant nos sens à son secours ; mais ce n’est pas seulement cela. On a bien souvent répété que la Géométrie est l’art de bien raisonner sur des figures mal faites ; encore ces figures, pour ne pas nous tromper, doivent-elles satisfaire à certaines conditions ; les proportions peuvent être grossièrement altérées, mais les positions relatives des diverses parties ne doivent pas être bouleversées.

L’emploi des figures a donc avant tout pour but de nous faire connaître certaines relations entre les objets de nos études, et ces relations sont celles dont s’occupe une branche de la Géométrie que l’on a appelée Analysis situs, et qui décrit la situation relative des points des lignes et des surfaces, sans aucune considération de leur grandeur.

Il y a des relations de même nature entre les êtres de l’hyperespace ; il y a donc une Analysis situs à plus de trois dimensions, comme l’ont montré Riemann et Betti.

Cette science nous fera connaître ce genre de relations, bien que cette connaissance ne puisse plus être intuitive, puisque nos sens nous font défaut. Elle va ainsi, dans certains cas, nous rendre quelques-uns des services que nous demandons d’ordinaire aux figures de Géométrie.

Je me bornerai à trois exemples.

La classification des courbes algébriques en genres repose, d’après Riemann, sur la classification des surfaces fermées réelles, faite au point de vue de l’Analysis situs. Une induction immédiate nous fait comprendre que la classification des surfaces algébriques et la théorie de leurs transformations birationnelles sont intimement liées à la classification des surfaces fermées réelles de l’espace à cinq dimensions au point de vue de l’Analysis situs. M. Picard, dans un Mémoire couronné par l’Académie des Sciences, a déjà insisté sur ce point.

D’autre part, dans une série de Mémoires insérés dans le Journal de Liouville, et intitulés : Sur les courbes définies par les équations différentielles, j’ai employé l’Analysis situs ordinaire à trois dimensions à l’étude des équations différentielles. Les mêmes recherches ont été poursuivies par M. Walther Dyck. On voit aisément que l’Analysis situs généralisée permettrait de traiter de même les équations d’ordre supérieur et, en particulier, celles de la Mécanique céleste.

M. Jordan a déterminé analytiquement les groupes d’ordre fini contenus dans le groupe linéaire à $n$ variables. M. Klein avait antérieurement, par une méthode géométrique d’une rare élégance, résolu le même problème pour le groupe linéaire à deux variables. Ne pourrait-on pas étendre la méthode de M. Klein au groupe à $n$ variables ou même à un groupe continu quelconque ? Je n’ai pu jusqu’ici y parvenir, mais j’ai beaucoup réfléchi à la question et il me semble que la solution doit dépendre d’un problème d’Analysis situs et que la généralisation du célèbre théorème d’Euler sur les polyèdres doit y jouer un rôle.

Je ne crois donc pas avoir fait une œuvre inutile en écrivant le présent Mémoire ; je regrette seulement qu’il soit trop long ; mais, quand j’ai voulu me restreindre, je suis tombé dans l’obscurité ; j’ai préféré passer pour un peu bavard.