> Commentaires des textes originaux > Commentaires sur l’Analysis Situs > Commentaires sur l’introduction de l’Analysis Situs Nous présentons sur cette page nos commentaires sur une section des Œuvres Originales de Poincaré : le paragraphe que nous commentons est accessible par ici. Commentaires sur l’introduction de l’Analysis Situs |
Toutes les voies diverses où je m’étais engagé successivement me conduisaient à l’Analysis situs.
Poincaré en 1895
En 1895, Henri Poincaré n’est plus un débutant, comme cela transparaît d’ailleurs assez clairement sur la photographie ci-contre, qui date de cette période. Il est alors un mathématicien accompli qui a une vision panoramique de toutes les mathématiques et la physique de son temps. Il a déjà produit une quantité impressionnante de résultats dans des domaines extrêmement variés.
On peut citer ses premiers travaux sur la théorie des fonctions et les équations différentielles algébriques linéaires, qui l’ont conduit à la géométrie non euclidienne et aux groupes fuchsiens et kleiniens. Il s’agit d’un mélange de géométrie algébrique, de géométrie différentielle, et de topologie continuant l’œuvre de Riemann, le tout restant essentiellement en dimension 2.
Il faut aussi mentionner la fondation de la théorie qualitative des systèmes dynamiques, là encore commencée dans le cas des surfaces. Le théorème de Poincaré-Bendixson est un exemple typique. En appliquant des arguments qualitatifs (assez mal justifiés), Poincaré étudie le comportement asymptotique des trajectoires d’un champ de vecteurs dans le plan et montre l’importance des cycles limites et des points singuliers. On trouve aussi dans ces travaux de jeunesse le théorème selon lequel la somme des indices des points singuliers d’un champ de vecteurs sur une surface compacte ne dépend que de la surface, et pas du champ de vecteurs. Il prouve que cette somme est égale à la caractéristique d’Euler de la surface.
Poincaré a aussi beaucoup travaillé sur des questions de physique théorique, tout particulièrement provenant de l’astronomie. Son grand mémoire sur le problème des trois corps, de 1890, introduit des méthodes qualitatives dans des questions de mécanique céleste, ce qui implique nécessairement des espaces de dimension supérieure à 2…
Il a également publié des travaux importants sur les figures d’équilibre de masses fluides, sur la forme de la Terre, sur l’équilibre des mers, sur les ondes électromagnétiques, sur la théorie des nombres. Ses cours à la Sorbonne ont porté sur des sujets variés, comme par exemple la théorie des tourbillons, la théorie des probabilités, la capillarité etc. Il donne des conférences de philosophie des sciences.
Le premier mémoire sur l’Analysis Situs est donc l’œuvre d’un mathématicien en pleine maturité qui jette un regard sur sa propre trajectoire scientifique. Il cherche à unifier son approche et tente de mettre en évidence les caractéristiques communes aux problèmes qu’il a rencontrés. Son but n’est pas de résoudre tel ou tel problème, comme il a pu le faire souvent dans le passé. Il s’agit de poser les fondements d’une nouvelle science, que nous appelons aujourd’hui la topologie algébrique. Cette science sera utile dans un très grand nombre de situations, allant de la théorie des nombres à la physique mathématique. Ce mémoire est à l’évidence un chef d’œuvre de Maître.
L’introduction de ce premier mémoire est exemplaire à plus d’un titre. On rêverait de lire de telles introductions dans les textes mathématiques d’aujourd’hui.
Poincaré commence par se justifier en expliquant qu’il ne s’agit pas de problèmes futiles. Il pense que la théorie qu’il propose de créer de toutes pièces sera de la plus grande utilité.
La suite de l’histoire a montré qu’il ne s’est pas trompé !
Un mot sur la terminologie « Analysis Situs ».
A la fin du XVIe siècle, l’introduction du calcul algébrique formel a un succès immédiat : des lettres $x,y$ représentent des nombres non spécifiés et on peut calculer avec des entités abstraites. François Viète appelle cela l’« analyse spécieuse ». En 1637, « la Géométrie » de Descartes permet une chose analogue avec des objets géométriques, comme des courbes, qui ne sont plus « que » leurs équations et qu’on peut manipuler de manière formelle. Vers la fin du XVIe siècle, Leibniz rêve de manipuler non pas des objets géométriques, mais des « formes » à la manière de l’algèbre : il donne le nom d’« Analysis Situs » à cette théorie qu’il ne pourra pas développer. C’est cette terminologie que Poincaré utilise. Le mot « Topologie » avait déjà été introduit par Listing, élève de Gauss, dans un livre qui était véritablement novateur puisqu’il discutait en particulier de nœuds.
En passant, remarquons l’accent circonflexe sur « Sitûs » que l’on rencontre dans l’analyse des travaux de Poincaré par lui-même, publiée après sa mort.
Analyse de l’introduction
La première phrase de l’introduction surprendra plus d’un mathématicien contemporain, habitué dès le plus jeune âge à manipuler des espaces vectoriels de dimension quelconque, y compris de dimension infinie, sans trop se poser de questions sur la nature des objets qu’il manipule.
La Géométrie à $n$ dimensions a un objet réel ; personne n’en doute aujourd’hui.
En effet, depuis toujours les géomètres étudiaient l’espace, avec un article défini. Il s’agit de ce que Poincaré appelle l’espace ordinaire, celui dans lequel nous vivons, et qui est le laboratoire d’expérimentation du géomètre. La quatrième dimension, et son étude mathématique, n’est apparue qu’au cours du dix-neuvième siècle, très progressivement. Pour la majorité des géomètres, et pour la quasi-totalité de la population, il ne s’agissait que d’élucubrations futiles, ayant même un caractère mystique. Pour ne citer qu’un exemple, le physicien Tait, qui fut aussi l’un des pionniers de la théorie des nœuds, écrivait un ouvrage en 1890 intitulé « The unseen universe » dans lequel il mêlait les dimensions supérieures, la spiritualité, la religion, et la science. La page de garde de ce livre étonnant est d’ailleurs illustrée par un nœud de trèfle, et celle du second tome par un entrelacs borroméen. Même au vingt-et-unième siècle, l’évocation de la quatrième dimension dans un public non scientifique entraîne presque toujours des réactions de cette nature. Il était nécessaire pour Poincaré de se démarquer immédiatement de cet aspect non mathématique.
Le mot clé de cette première phrase est bien entendu « réel ». La nature de l’espace et de sa « réalité » est bien entendu un problème majeur, dont tous les philosophes qui ont précédé (et suivi) Poincaré ont largement discuté. Il n’est pas question d’aborder ce problème ici (voir par exemple cet article), mais on recommande la lecture des conférences magnifiques de Poincaré sur ce sujet (chapitres 4 et 5 de La Science et l’Hypothèse ou les chapitres 3 et 4 de la Valeur de la Science).
Le point de vue prédominant à cette époque était celui de l’espace comme un concept kantien « synthétique a priori ». En simplifiant à l’extrême, il s’agit de l’affirmation que l’être humain possède dès la naissance une capacité à organiser les informations qui lui viennent par ses sens, à travers ce que nous appelons l’espace. L’espace est « en nous » en quelque sorte, au lieu d’être « hors de nous ». C’est ce que Kant lui-même a appelé une révolution copernicienne. La question de savoir si l’espace « existe » ne se pose pas : il s’agit d’un cadre organisateur qui nous permet de structurer nos sensations. Selon Kant, ce cadre inné possède trois dimensions.
Toujours en simplifiant à l’extrême, on peut dire que le point de vue de Poincaré ne se démarque pas fondamentalement de celui de Kant. La différence principale est qu’il ne s’agit pas de prendre l’espace de dimension 3 comme le concept synthétique a priori de base, mais plutôt la notion de groupe. Dans plusieurs textes, Poincaré affirme que le cerveau humain pourrait s’adapter à d’autres espaces, d’autres géométries, d’autres dimensions : il se servirait alors d’un autre groupe ! À ce sujet, on pourra voir par exemple le chapitre 3 de Dernières Pensées, intitulé « Pourquoi l’espace a trois dimensions ».
Les êtres de l’hyperespace sont susceptibles de définitions précises comme ceux de l’espace ordinaire, et si nous ne pouvons nous les représenter ; nous pouvons les concevoir et les étudier.
Là encore, les mots de Poincaré sont choisis avec soin. Suffit-il de donner une « définition » pour créer un « être mathématique » ? Quel est donc le statut ontologique de ces êtres auxquels les mathématiciens font sans cesse allusion, sans trop y réfléchir ?
Par exemple, suffit-il de définir l’espace de dimension 4 en disant qu’il s’agit de l’ensemble des quadruplets de nombres réels ? Une fois cet être mathématique créé par une définition précise, nous ne pouvons nous le représenter. Rappelons que ce verbe « représenter », largement utilisé en mathématiques, signifie « Faire apparaître la réalité d’une manière concrète ». Précisément, nos sens ne nous permettent pas de nous représenter l’espace de dimension 4. Faut-il pour autant en abandonner l’étude ?
Le verbe « concevoir » nous fait sortir du monde de l’expérience physique et entrer dans le monde de l’imagination.
C’est sans doute le premier message de Poincaré : l’Analysis Situs va demander de la part de l’étudiant qu’il fasse preuve d’imagination !
La phrase suivante explicite cela :
Si donc, par exemple, la Mécanique à plus de trois dimensions doit être condamnée comme dépourvue de son objet, il n’en est pas de même de l’Hypergéométrie.La Géométrie, en effet, n’a pas pour unique raison d’être la description immédiate des corps qui tombent sous nos sens : elle est avant tout l’étude analytique d’un groupe ; rien n’empêche, par conséquent, d’aborder d’autres groupes analogues et plus généraux.
La Mécanique est une partie de la physique et son rôle est donc de rendre compte du monde réel, i.e. de « ce qui tombe sous nos sens ».
Quant au fait que la Géométrie ne soit pas une science expérimentale, chargée d’explorer « l’espace ordinaire », cela aurait été considéré comme révolutionnaire au début du dix-neuvième siècle mais ne l’est plus à la fin du siècle. Progressivement, les géomètres ont étudié d’autres espaces, comme par l’exemple l’espace des droites dans « l’espace ». L’espace des droites est de dimension 4 : une droite générique rencontre chacun des plans $x=0$ et $y=0$ en un point et réciproquement un point dans chacun de ces plans engendre génériquement une droite. Comprendre la géométrie de l’espace des droites de « l’espace » permet de mieux comprendre « l’espace ordinaire ». On pourrait citer de nombreux exemples de cette nature, comme la géométrie non euclidienne qui a acquis un droit de cité tout au long du siècle.
On attribue en général à Felix Klein la prise de conscience que la géométrie n’est « que l’étude d’un groupe ». Poincaré est bien entendu l’un des grands promoteurs de ce point de vue, affranchissant ainsi la géométrie du laboratoire où elle est née, cet « espace ordinaire » qui n’est que de dimension 3 et où le groupe n’est que le groupe des déplacements !
Il s’agit maintenant de discuter du mot suivant : « l’étude analytique » qui évoque encore la distinction kantienne entre « analytique » et « synthétique ».
Sans entrer dans une discussion philosophique, on peut distinguer deux approches différentes pour la géométrie.
L’approche analytique consiste à écrire des équations. Un point dans l’espace de dimension 4 est un quadruplet, un hyperplan est une équation du premier degré etc. C’est par exemple l’approche suivie par Schläfli, dans son livre « Theorie der vielfachen Kontinuität » écrit en 1852. Ce livre remarquable contient la classification des polyèdres réguliers en dimension 4. Remarquable mais… illisible car constitué d’équations « incompréhensibles » ! Être « compréhensible » signifierait-il alors être accessible à nos sens ?
L’approche synthétique fait appel à l’imagination, à l’analogie. On pourrait citer les travaux d’Alicia Boole, vers 1890, mathématicienne amateur, isolée du monde des mathématiciens professionnels. Elle a tenté de s’imaginer un polyèdre en dimension 4, sans utiliser d’équations. De la même manière qu’on peut démontrer un grand nombre de théorèmes de géométrie euclidienne avec des mots. La distinction entre géométrie analytique et synthétique était très importante à la fin du dix-neuvième.
La proposition de Poincaré est donc de ne pas se limiter à l’approche analytique, a priori pourtant la plus sûre et la moins sujette aux erreurs.
Mais pourquoi, dira-t-on, ne pas conserver le langage analytique et le remplacer par un langage géométrique, qui perd tous ses avantages dès que les sens ne peuvent plus intervenir. C’est que ce langage nouveau est plus concis ; c’est ensuite que l’analogie avec la Géométrie ordinaire peut créer des associations d’idées fécondes et suggérer des généralisations utiles.
Le langage géométrique perdrait-il « son sens quand les sens ne peuvent plus intervenir » ? Poincaré ne nie pas la précision de l’approche analytique. Il signale cependant sa complexité et la difficulté de compréhension.
L’approche géométrique manque certes de précision, mais c’est justement le but de ce mémoire de poser les règles d’un nouveau langage qui permettra d’éviter les erreurs…
« Analogie » et « généralisation » sont les mots choisis par Poincaré pour expliquer les avantages de l’analysis situs.
Penser par analogie, c’est bien le point fort de la méthode topologique. Par exemple, nos sens nous montrent clairement comment deux droites se coupent en un point dans le plan. Si l’on essaye de se « représenter » deux droites complexes se coupant en un point dans un plan de dimension 2 complexe (donc de dimension réelle 4), il faut comprendre ce qui distingue les deux situations et ce qui les rapproche.
Dans le premier cas, on tracera un petit cercle autour du point d’intersection et on constatera que chacune des deux droites coupe ce cercle en deux points et que, quand on fait le tour du cercle, ces deux fois deux points sont « enlacés ».
Dans le second cas,on tracera une petite sphère (de dimension 3) autour du point d’intersection et on constatera que chacune des deux droites (complexes) est en fait un plan réel de dimension 2 qui coupe cette sphère sur un cercle, et que ces deux cercles sont « enlacés » dans la sphère de dimension 3. Il faut développer un langage qui permette d’exprimer cela de manière rigoureuse, sans perdre la puissance de l’analogie.
Peut-être ces raisons ne sont-elles pas suffisantes ? Ce n’est pas assez, en effet, qu’une science soit légitime : il faut que l’utilité ne puisse en être contestée. Tant d’objets divers sollicitent notre attention, que les plus importants ont seuls droit de l’obtenir.
En effet, nous ne doutons pas que « tant d’objets suscitaient l’attention » de Poincaré ! On ne peut qu’admirer le recul qu’il prend en cherchant à ne se concentrer que sur les choses importantes. L’exemple qu’il donne d’un sujet qu’il ne considère pas important est malheureusement très mal choisi. Il s’agit d’une erreur de jugement…
Aussi y a-t-il des parties de l’Hypergéométrie auxquelles il n’y a pas lieu de beaucoup s’intéresser : telles sont, par exemple, les recherches sur la courbure des surfaces dans l’espace à $n$ dimensions. On est sûr d’avance d’obtenir les mêmes résultats qu’en Géométrie ordinaire et l’on n’entreprend pas un long voyage pour retrouver des spectacles tout pareils à ceux que l’on rencontre chez soi.
Hélas, Poincaré se trompe… S’il avait eu conscience de la théorie de la relativité générale, il aurait rapidement effacé cette ligne ! La géométrie riemannienne en grande dimension, par exemple en dimension 4, autour de la courbure de Ricci et de l’équation d’Einstein, lui aurait sans aucun doute proposé un joli spectacle qui aurait bien valu qu’il sorte de chez lui !
De même, on pourrait signaler la géométrie des espaces symétriques, qui sera l’œuvre d’Elie Cartan, trente ans plus tard, et qui permettra par exemple des progrès importants en théorie des nombres.
Mais il y a des problèmes où le langage analytique serait tout à fait incommode.
On sait quelle est l’utilité des figures géométriques dans la théorie des fonctions imaginaires et des intégrales prises entre des limites imaginaires, et combien on regrette leur concours quand on veut étudier, par exemple, les fonctions de deux variables complexes.
Après nous avoir vanté la concision du langage géométrique, sa capacité synthétique, unificatrice et créatrice, après nous avoir mis en garde contre les généralisations gratuites, sans intérêt véritable, Poincaré nous explique que dans certaines situations le langage géométrique est en quelque sorte la seule solution, car le langage analytique est inapproprié.
Son exemple concerne une théorie bien classique depuis Cauchy : l’intégrale des fonctions holomorphes, le long de courbes contenues dans le plan d’une variable complexe. Les manuels de cette époque expliquaient « visuellement » qu’une telle intégrale « ne dépend pas du chemin si on déforme continument ce chemin sans traverser de points singuliers ». Ces propriétés se conçoivent et se représentent très bien dans un langage géométrique et intuitif. En revanche, dès qu’on essaye le langage analytique, une présentation rigoureuse devient malaisée. On dit que l’une des motivations du mouvement Bourbaki, vers 1935, était précisément de chercher à présenter « correctement » le théorème de Stokes ou la formule des résidus de Cauchy. Quatre-vingt ans plus tard, après la publication de nombreux volumes, on ne trouve toujours pas la formule des résidus de Cauchy dans les Eléments de Bourbaki...
Comparons les résultats suivants :
L’intégrale de la dérivée $f’$ d’une fonction $f$ sur un intervalle $[a,b]$ est $f(b)-f(a)$.
L’intégrale sur le bord d’un disque d’une fonction méromorphe sur un voisinage du disque est la somme des résidus de la fonction aux pôles contenus dans ce disque, multipliée par $2 i \pi$.
Le flux d’un champ de vecteurs à travers le bord d’un domaine de l’espace euclidien est l’intégrale sur le domaine de la divergence de ce champ.
À l’évidence, ces énoncés ont « un air de famille », et il semble nécessaire de leur donner une unité. Mais au delà de cet aspect unificateur, on aimerait pouvoir généraliser à des situations inexplorées. C’est précisément le propre d’un énoncé synthétique de pouvoir fédérer des concepts différents et d’aller au delà de leur contexte initial. Le concept analytique ne permet au contraire que la dissection et la structuration en éléments simples.
Une question qui intéresse particulièrement Poincaré est celle des résidus de fonctions méromorphes en deux variables (par exemple). Dans ce cas, les pôles ne sont plus isolés mais sont constitués de courbes complexes qui peuvent avoir plusieurs composantes qui se croisent. On comprend qu’il ne s’agit plus d’intégrer sur des courbes réelles mais sur des surfaces. L’Analysis situs doit pouvoir donner le bon langage, en gardant à l’esprit les exemples précédents.
Le paragraphe suivant résume ce qu’il attend de son mémoire, tout en citant les noms de ses deux prédécesseurs principaux (ce qui n’est pas fréquent chez Poincaré).
Cherchons à nous rendre compte de la nature de ce concours ; les figures suppléent d’abord à l’infirmité de notre esprit en appelant nos sens à son secours ; mais ce n’est pas seulement cela. On a bien souvent répété que la Géométrie est l’art de bien raisonner sur des figures mal faites ; encore ces figures, pour ne pas nous tromper, doivent-elles satisfaire à certaines conditions ; les proportions peuvent être grossièrement altérées, mais les positions relatives des diverses parties ne doivent pas être bouleversées.
L’emploi des figures a donc avant tout pour but de nous faire connaître certaines relations entre les objets de nos études, et ces relations sont celles dont s’occupe une branche de la Géométrie que l’on a appelée Analysis situs, et qui décrit la situation relative des points des lignes et des surfaces, sans aucune considération de leur grandeur.
Il y a des relations de même nature entre les êtres de l’hyperespace ; il y a donc une Analysis situs à plus de trois dimensions, comme l’ont montré Riemann et Betti.
Cette science nous fera connaître ce genre de relations, bien que cette connaissance ne puisse plus être intuitive, puisque nos sens nous font défaut. Elle va ainsi, dans certains cas, nous rendre quelques-uns des services que nous demandons d’ordinaire aux figures de Géométrie.
Enfin, Poincaré donne trois exemples très concrets de situations abordables avec cette nouvelle science.
Je me bornerai à trois exemples.La classification des courbes algébriques en genres repose, d’après Riemann, sur la classification des surfaces fermées réelles, faite au point de vue de l’Analysis situs. Une induction immédiate nous fait comprendre que la classification des surfaces algébriques et la théorie de leurs transformations birationnelles sont intimement liées à la classification des surfaces fermées réelles de l’espace à cinq dimensions au point de vue de l’Analysis situs. M. Picard, dans un Mémoire couronné par l’Académie des Sciences, a déjà insisté sur ce point.
Ce premier exemple est sans aucun doute la motivation principale. Une grande idée de Riemann a été de penser à une courbe algébrique (complexe) comme un objet réel, de dimension 2, c’est-à-dire une surface (de Riemann). On peut alors tracer des courbes sur cette surface, intégrer des formes fermées, etc. Ce travail de Riemann marque bien entendu la naissance de la géométrie algébrique moderne.
Poincaré souhaite faire la même chose pour les surfaces complexes, qui sont donc des espaces de dimension 4. La topologie des surfaces réelles ne dépend que d’un seul entier, son genre, mais la situation est bien plus compliquée en dimension réelle 4. L’une de ses ambitions est donc d’étudier les variétés de cette dimension. Pour cela, il sera utile d’en prendre des sections et on étudiera donc aussi en parallèle les variétés de dimension 3.
En passant — il s’agit d’une remarque de détail — Poincaré semble penser que toute variété de dimension $n$ se plonge dans un espace euclidien de dimension $n+1$. Le pensait-il vraiment ? ou s’exprimait-il de cette façon pour ne pas effrayer un lecteur avec une dimension $2n+1$ (qui fait déjà $9$ pour $n=4$ !) ? Ce n’est pas clair. En tout cas, Poincaré savait probablement que la bouteille de Klein ne se plonge pas dans l’« espace ordinaire ».
D’autre part, dans une série de Mémoires insérés dans le Journal de Liouville, et intitulés : Sur les courbes définies par les équations différentielles, j’ai employé l’Analysis situs ordinaire à trois dimensions à l’étude des équations différentielles. Les mêmes recherches ont été poursuivies par M. Walther Dyck. On voit aisément que l’Analysis situs généralisée permettrait de traiter de même les équations d’ordre supérieur et, en particulier, celles de la Mécanique céleste.
Cette deuxième motivation est plus vague et relève plus d’un projet de recherche. La théorie des systèmes dynamiques a été initiée sur les surfaces. Le théorème de Poincaré-Bendixson, mentionné plus haut, impliquait en particulier, en termes modernes, l’inexistence de chaos pour les champs de vecteurs sur la sphère. La preuve montrait le caractère topologique de ce théorème dont l’essence est qu’une courbe fermée simple sur la sphère la coupe en deux composantes. Dans ses travaux de mécanique céleste, Poincaré avait constaté que la situation est bien différente dès que la dimension est supérieure ou égale à 3. Le chaos engendré par les orbites homoclines nécessitait une compréhension topologique. En particulier, la recherche de sections dites de Poincaré-Birkhoff est une question qui nécessite des outils topologiques, qui sont aujourd’hui omniprésents dans la théorie des systèmes dynamiques.
M. Jordan a déterminé analytiquement les groupes d’ordre fini contenus dans le groupe linéaire à $n$ variables. M. Klein avait antérieurement, par une méthode géométrique d’une rare élégance, résolu le même problème pour le groupe linéaire à deux variables. Ne pourrait-on pas étendre la méthode de M. Klein au groupe à $n$ variables ou même à un groupe continu quelconque ? Je n’ai pu jusqu’ici y parvenir, mais j’ai beaucoup réfléchi à la question et il me semble que la solution doit dépendre d’un problème d’Analysis situs et que la généralisation du célèbre théorème d’Euler sur les polyèdres doit y jouer un rôle.
Cette troisième motivation est mystérieuse. Le théorème de Jordan auquel il est fait allusion est probablement celui-ci. Pour chaque entier $n$, il existe un entier $k$ tel que tout groupe fini de matrices $n \times n$ contient un sous-groupe distingué abélien d’indice au plus $k$. On ne comprend pas trop ce que suggère Poincaré. Peut-être s’agit-il d’utiliser des méthodes topologiques pour classer les variétés de dimension $N$ qui sont quotients de la sphère par un groupe fini de rotations ? Présenté de cette manière, le problème est encore ouvert aujourd’hui.
Il est possible qu’il pensait en fait de la recherche de sous-groupes discrets des groupes de Lie, un sujet qui a en effet été révolutionné au cours du vingtième siècle.
Je ne crois donc pas avoir fait une œuvre inutile en écrivant le présent Mémoire ; je regrette seulement qu’il soit trop long ; mais, quand j’ai voulu me restreindre, je suis tombé dans l’obscurité ; j’ai préféré passer pour un peu bavard.
Oui, Monsieur Poincaré, vous êtes parfois obscur, et parfois bavard. Vous ne pensiez pas si bien dire puisque lorsque vous avez écrit ces lignes, vous ne saviez pas que vous seriez « forcé » d’écrire cinq mémoires « complémentaires », à la fois pour aller plus profondément dans la théorie, mais aussi pour corriger quelques erreurs dans le premier mémoire !
Non, Monsieur Poincaré, vous n’avez pas fait une œuvre inutile !