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Nous présentons sur cette page nos commentaires sur une section des Œuvres Originales de Poincaré : le paragraphe que nous commentons est accessible par ici.

Commentaires sur le §8 de l’Analysis Situs (Variétés unilatères et bilatères)

En termes modernes, le but de ce paragraphe est d’expliquer que certaines (sous-)variétés sont orientables (Poincaré les qualifie de bilatères) alors que d’autres ne le sont pas (Poincaré les qualifie d’unilatères).

Souvenons-nous qu’au §4, Poincaré avait expliqué comment munir certaines sous-variétés de $\mathbb{R}^n$ d’une orientation. Pour ce faire, il s’était restreint aux sous-variétés définies par des équations globales, ou par un paramétrage global. Cette restriction est importante. Les variétés au sens de la seconde définition de Poincaré (celle du §3) n’admettent pas nécessairement de paramétrage (injectif) global. Et Poincaré nous explique au §8 qu’une variété définie par des paramétrages locaux n’est pas nécessairement orientable !

Considérons en effet une variété à $m$ dimensions $V\subset \mathbb{R}^n$, au sens de la seconde définition de Poincaré. On a alors (en termes modernes) un recouvrement ouvert $(V_i)_{i\in I}$ de $V$, et pour chaque $i$, un plongement $\theta_i$ d’un ouvert $U_i$ de $\mathbb{R}^m$ dans $\mathbb{R}^n$ tel que $\theta_i(U_i)=V_i$. Quitte à subdiviser les $V_i$, on peut supposer que l’intersection $V_i\cap V_j$ est connexe pour tout couple $(i,j)$, ce que nous ferons dorénavant. Comme expliqué dans le §4 et ses commentaires, le paramétrage $\theta_i$ définit une orientation de $V_i$.

Si on considère maintenant deux indices $i,j$ tels que l’intersection $V_i\cap V_j$ n’est pas vide, alors les paramétrages $\theta_i$ et $\theta_j$ définissent deux orientations de $V_i\cap V_j$. D’après les définitions du §4, et comme l’explique Poincaré dans le §8, ces orientations coïncident si et seulement si le jacobien du difféomorphisme

$$\theta_j^{-1}\circ\theta_i : \theta_i^{-1}(V_i\cap V_j)\subset \mathbb{R}^m\to\theta_j(V_i\cap V_j)\subset \mathbb{R}^m$$

est positif. Bien sûr, dans la définition de $V$, on peut remplacer chaque $\theta_i$ par un autre paramétrage de $V_i$. Par exemple, on peut composer à la source $\theta_i$ par un difféomorphisme de $\mathbb{R}^m$ qui renverse l’orientation (pour fixer les idées, disons l’application linéaire qui échange les deux premières coordonnées). L’orientation de $V_i$ définie par $\theta_i$ est alors changée en son opposée. Ainsi, si on ne considère que deux indices $i,j$, on peut toujours changer $\theta_i$ pour que $\theta_i$ et $\theta_j$ définissent la même orientation de $V_i\cap V_j$ (rappelons qu’on a supposé $V_i\cap V_j$ connexe).

Considérons maintenant une « chaîne cyclique » dans le recouvrement $(V_i)_{i\in I}$, c’est-à-dire une famille finie $(V_{i_k})_{k\in Z/r Z}$ telle que $V_{i_k}\cap V_{i_\ell}$ est non-vide si et seulement si $\ell=k\pm 1$. On se demande si l’union des ouverts de cette chaîne cyclique est orientable. Sans perte de généralité, on peut fixer l’orientation de $V_0$ ; on le munit de l’orientation définie par $\theta_0$ (autrement dit, on décide de ne pas changer $\theta_0$). On peut éventuellement composer $\theta_1$ par un difféomorphisme renversant l’orientation, afin que les orientations de $V_0\cap V_1$ définies par $\theta_0$ et $\theta_1$ coincident. Puis, on peut changer $\theta_2$ afin que les orientations de $V_1\cap V_2$ définies par $\theta_1$ et $\theta_2$ coïncident. Puis on continue de cette manière jusqu’à $\theta_\ell$. On n’a alors plus aucun degré de liberté. Et il n’y a aucune raison pour que les orientations de $V_\ell\cap V_0$ définie par $\theta_\ell$ et $\theta_0$ coïncident. Poincaré dit que la chaîne est bilatère si ces orientations coïncident, et qu’elle est unilatère sinon.

Poincaré propose alors :

Définition

La variété $V$ sera dite unilatère si le recouvrement $(V_i)_{i\in I}$ contient une chaîne unilatère. Elle sera dite bilatère sinon.

Comme le souligne Poincaré, cette définition doit être indépendante du recouvrement $(V_i)_{i\in I}$. Ceci revient essentiellement à montrer qu’une chaîne unilatère dans le recouvrement $(V_i)_{i\in I}$ ne peut pas être transformée en une chaîne bilatère par ajouts et/ou subdivisions d’ouverts, ce que Poincaré démontre relativement soigneusement.

La notion de variété bilatère définie par Poincaré coïncide avec la notion moderne de variété orientable (i.e. de variété qui admet une orientation, au sens défini dans les commentaires du §4). On notera cependant que la définition de Poincaré a l’avantage de souligner le fait que toute obstruction à l’orientabilité d’une variété se lit le long d’une chaîne cyclique d’ouverts, ou, de manière équivalente, le long d’un lacet.

La surface unilatère que « tout le monde connaît »

Bien sûr, ce qui précède n’a d’intérêt que s’il existe effectivement des variétés unilatères. Poincaré rappelle alors la construction, par recollement de deux côtés opposés d’un rectangle, du ruban de Möbius, [1] qu’il qualifie de « surface unilatère que tout le monde connaît ». Poincaré n’explique pas pourquoi cette variété contient une chaîne unilatère, mais il est vrai que c’est relativement clair.

Les variétés au sens de la première définition de Poincaré sont bilatères

La fin du §8 est consacrée à la preuve de la proposition suivante :

Proposition

Les variétés au sens de la première définition de Poincaré (i.e. les sous-variétés définies par des équations globales) sont bilatères.

Cette proposition est à peu près évidente (si on considère une chaîne cyclique d’ouverts, les équations globales définissent bien sûr la même orientation sur chacun des ouverts de la chaîne). Poincaré la démontre néanmoins avec beaucoup de soin. On notera qu’une preuve moderne de cette proposition (lorsqu’on entend « bilatère » dans le sens moderne « d’orientable ») est donnée dans les commentaires du §4.

La proposition ci-dessus et l’exemple du ruban de Möbius montrent que Poincaré sait parfaitement que sa seconde définition des variétés (par paramétrages locaux) est strictement plus générale que la première (par équation globales). Dès lors, il est difficile de comprendre pourquoi il s’empresse de faire comme si toute variété au sens de sa seconde définition admettait une équation globale lorsque cela l’arrange, comme nous le verrons dans les commentaires du §9 !


[1On pourra lire des détails sur la manière dont Möbius a introduit cette surface dans l’article La bande que « tout le monde connaît » de Popescu-Pampu, paru dans Images des Maths en 2010.