> Commentaires des textes originaux > Commentaires sur l’Analysis Situs > Commentaires sur le §16 de l’Analysis Situs (Théorème d’Euler) Nous présentons sur cette page nos commentaires sur une section des Œuvres Originales de Poincaré : le paragraphe que nous commentons est accessible par ici. Commentaires sur le §16 de l’Analysis Situs (Théorème d’Euler) |
Poincaré annonce au début du paragraphe 16 vouloir étendre à toutes les dimensions la formule d’Euler et sa généralisation par de Jonquières (en fait, Jordan avait énoncé déjà ce résultat en 1866, comme le mentionne d’ailleurs de Jonquières lui même [1]) :
Soit $\Sigma$ une surface de genre $g$. Notons respectivement $S$, $A$ et $F$ le nombre de sommets, arêtes et faces d’une décomposition polyédrale de $S$. Alors :
$$S-A+F = 2-2g.$$
Polyèdres en toute dimension.
Poincaré commence par définir une notion de « polyèdre à $p$ dimensions » : c’est une variété $V$ décomposée en sous-variétés « simplement connexes », c’est-à-dire (pour Poincaré) homéomorphes à des boules.
Poincaré reviendra sur cette notion dans le 1er complément et apportera quelques précisions sur la définition dans le 2e complément : dans les exemples de l’Analysis Situs ainsi que dans le 4e complément, Poincaré veut autoriser certaines faces à se recoller elles-mêmes sur leur bord.
Poincaré note $\alpha_k$ le nombre de faces de dimension $k$ d’un polyèdre $P$ et introduit le nombre
$$N= \alpha_p - \alpha_{p-1} + \ldots + (-1)^{p-1} \alpha_1 + (-1)^p \alpha_0~,$$
qu’on appellera dans la suite caractéristique d’Euler de $P$. De nos jours, on définit plutôt la caractéristique d’Euler par
$$ (-1)^p \alpha_p +(-1)^{p-1} \alpha_{p-1} + \ldots - \alpha_1 + \alpha_0$$
(qui vaut $N$ lorsque $p$ est pair et $-N$ lorsque $p$ est impair).
Poincaré appelle deux polyèdres « congruents » s’ils sont des décompositions de la même variété $V$. Le polyèdre $P'$ est dérivé du polyèdre $P$ s’il est obtenu en « subdivisant » les faces de $P$. Poincaré affirme alors un fait fondamental pour prouver que la caractéristique d’Euler (et plus tard l’homologie cellulaire) ne dépend pas de la décomposition.
Le résultat est vrai, mais l’argument que Poincaré propose (et qu’il reprendra plusieurs fois ultérieurement) est erroné. Poincaré prétend que pour obtenir $P''$, il suffit de considérer toutes les intersections possibles entre une cellule de $P$ et une cellule de $P'$. Quitte à déformer légèrement $P$, on peut supposer que toutes ces intersections sont transverses, et forment donc bien des sous-variétés. En revanche, rien ne dit que ces sous-variétés sont des boules.
Une fois admis ce fait, Poincaré se propose de prouver que la caractéristique d’Euler de deux polyèdres congruents est la même. Puisque ces deux polyèdres ont un polyèdre dérivé commun, il lui suffira de montrer que la caractéristique d’Euler est invariante par subdivision.
Première preuve de l’invariance de la caractéristique d’Euler.
Poincaré commence par donner une première preuve de l’invariance de la caractéristique d’Euler par subdivision. Cette preuve (pages 272 à 274) est erronée. Elle consiste à montrer que la caractéristique d’Euler est invariante par un certain nombre d’opérations d’effacement de cellules, qui permettent de remonter d’un polyèdre dérivé au polyèdre initial. Cette suite d’opérations nécessite de passer par des polyèdres un peu dégénérés, d’où l’introduction des notions de face "singulière" et "irrégulière".
Comme Poincaré se l’objecte à lui-même, cette preuve n’est pas satisfaisante, car elle ne contrôle pas que les faces restent simplement connexes au cours du processus. Sous prétexte de « modifier [sa] démonstration pour [se] mettre à l’abri de ces objections », Poincaré va en fait donner une autre preuve complètement différente.
Caractéristique d’Euler des sphères.
Poincaré calcule auparavant de deux manières différentes la caractéristique d’Euler d’un « polyèdre simplement connexe », c’est-à-dire d’une sphère polyédrale, en prenant les exemples du « tétraèdre généralisé » (le bord du simplexe de dimension $p+1$) et du « cube généralisé » (le bord de l’hypercube de dimension $p+1$). Il obtient :
Dans la seconde preuve de l’invariance de la caractéristique d’Euler, Poincaré utilisera le fait que la caractéristique d’Euler d’une sphère (avec une décomposition polyédrale quelconque) est égale à $2$ ou $0$ suivant la parité de sa dimension.
Seconde preuve de l’invariance de la caractéristique d’Euler.
La seconde preuve proposée par Poincaré consiste à passer par une troisième décomposition $Q$, obtenue en intersectant la variété $V$ (plongée dans $\mathbb{R}^n$) avec un « quadrillage » de $\mathbb{R}^n$. Ce dernier terme désigne une généralisation à $\mathbb{R}^n$ des quadrillages usuels des cahiers d’écoliers, mais sans la condition d’équidistance. Plus précisément, il s’agit d’une décomposition de l’espace euclidien de dimension $n$ en « parallélépipèdes » obtenus en considérant, pour chaque hyperplan de coordonnées, une infinité d’hyperplans qui lui sont parallèles, et qui sont plus ou moins écartés entre eux, selon les besoins.
Poincaré prouve que, étant donnée une décomposition $P$ de la variété $V$, la subdivision $P'$ obtenue par intersection de $P$ et $Q$ a, d’une part, même caractéristique d’Euler que $P$, et d’autre part même caractéristique d’Euler que $Q$. Pour cela il est nécessaire, d’abord que $P'$ forme bien un polyèdre (ce dont Poincaré ne dit rien), ensuite que $Q$ vérifie la condition suivante :
Pour toute cellule $c$ de $Q$, parmi toutes les cellules de $P$ intersectées par $c$, celle de dimension minimale est unique.
La preuve procède par récurrence sur la dimension de $V$. Pour prouver l’invariance de la caractéristique d’Euler en dimension $p$, Poincaré applique le résultat aux sphères de dimension inférieure (dont il a calculé précédemment la caractéristique d’Euler sur un exemple), et plus précisément au link (noté $W$) d’une $q$-face (notée $\nu_q$).
De la façon dont Poincaré présente les choses, il semble que le choix du polyèdre $Q$ dépende de $P$, ce qui rend la preuve bancale. On peut probablement s’en sortir de la sorte : pour prouver que deux décompositions polyédrales $P_1$ et $P_2$ d’une même variété $V$ ont même caractéristique d’Euler, on introduit une décomposition $Q$ obtenue comme la trace sur $V$ d’un quadrillage de $\mathbb{R}^n$. Il faut choisir ce quadrillage :
- assez générique pour être "transverse" à $P_1$ et $P_2$ (ce qui implique en particulier d’être transverse à $V$),
- assez fin pour que $Q$ et les décompositions $P'_1$ et $P'_2$ obtenues en intersectant $Q$ avec $P_1$ et $P_2$ soient bien des polyèdres, et que $Q$ vérifie la bonne condition vis-à-vis de $P_1$ et $P_2$. Si un tel choix de $Q$ existe (ce qui n’est pas évident), on peut alors prouver en suivant Poincaré que $N(P_1) = N(Q) = N(P_2)$.
[1] Dans sa note Note sur le théorème d’Euler dans la théorie des polyèdres, Comptes Rendus Acad. Sciences 110 (1890), 169-173.