Les surfaces complexes constituent l’une des principales motivations de Poincaré pour développer la topologie algébrique. Ce sont des variétés de dimension 2 sur $\mathbb C$ et donc des variétés réelles de dimension 4. C’est ce qui fait toute la difficulté, et l’intérêt, de leur étude : pour comprendre leur topologie, on ne peut plus trop se fier à nos cinq sens, habitués à la dimension 3.
À propos des courbes et surfaces algébriques complexes
Pour les courbes complexes, la situation avait été clarifiée par Riemann. Une courbe algébrique complexe d’équation polynomiale $P(x,y)=0$ dans $\mathbb C^2$ est une surface réelle. On peut la compactifier en remplaçant $\mathbb C^2$ par le plan projectif. On obtient ainsi une surface de Riemann fermée dont la topologie est entièrement décrite par un entier : son genre. Il peut arriver que cette surface de Riemann soit singulière. Mais on peut la désingulariser : quitte à utiliser un plongement dans l’espace projectif de dimension 3, toute courbe algébrique complexe est birationnellement équivalente à une courbe lisse. Il faut noter que Riemann devait se résigner à envisager ses surfaces dans l’espace réel de dimension 3, ce qui obligeait à créer des lignes de coupures qui existaient sans exister... On trouvera ici plus d’informations sur ce sujet ainsi, bien entendu, que dans le premier ouvrage de Henri Paul de Saint-Gervais.
Les surfaces algébriques complexes sont bien plus compliquées pour plusieurs raisons.
D’une part, elles sont de dimension réelle 4 et sont donc difficiles à dessiner. Vers la fin du dix-neuvième siècle, les mathématiciens, allemands en particulier, on tenté de se forger une intuition en construisant des modèles en plâtre de la partie réelle de quelques-unes de ces surfaces. En voici quelques exemples, extraits de ce site. Voici une version moderne.
D’autre part, nous verrons que la description de leur topologie est nettement plus délicate que dans le cas des courbes (notamment leur topologie ne dépend pas que d’un seul entier).
Par ailleurs, la nature de leurs singularités est bien plus subtile que pour les courbes.
Enfin, l’isomorphisme « naturel » que les géomètres algébristes utilisent — l’équivalence birationnelle — est plus éloigné de l’homéomorphisme que dans le cas des courbes.
Expliquons ce dernier point. Une variété algébrique $X$ est un sous-ensemble d’un espace projectif complexe défini par des équations polynomiales. Elle définit le corps ${\mathbb C}(X)$ des restrictions à $X$ des fractions rationnelles de l’espace (définies sur $X$). Deux variétés $X_1,X_2$ sont birationnellement équivalentes si les deux corps correspondants sont isomorphes comme extensions de $\mathbb C$. Concrètement, cela signifie qu’on peut trouver des applications rationnelles entre ces variétés qui sont inverses l’une de l’autre. Mais il importe de remarquer qu’une application rationnelle n’est pas définie partout. L’application $f(x,y)=1/y$ par exemple n’est pas définie sur la droite $y=0$. Lorsque $X_1,X_2$ sont de dimension 1 (sur $\mathbb C$), ce n’est pas un problème sérieux puisque les lieux d’indétermination sont des points isolés : deux surfaces de Riemann (éventuellement singulières) sont birationnellement équivalentes si et seulement si elles deviennent bi-holomorphiquement équivalentes après avoir retiré un nombre fini de points à chacune. En revanche, dès la dimension 2, on trouve des surfaces complexes très simples qui sont birationnellement équivalentes tout en ayant des topologies très différentes. L’exemple le plus simple est $\mathbb P^1\times \mathbb P^1$ et $\mathbb P^2$. Considérez un plan $P$ dans l’espace (projectif) et deux droites $D_1,D_2$ en position générale. La droite joignant un point de $D_1$ à un point de $D_2$ rencontre $P$ en général en un point et ceci définit un isomorphisme birationnel entre $\mathbb P^1\times \mathbb P^1$ et $\mathbb P^2$. Pourtant le plan projectif complexe n’est pas homéomorphe au produit de deux droites projectives complexes (pourquoi ?).
L’une des premières tâches des géomètres algébriques, dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle a été de comprendre la différence entre « birationnel » et « isomorphe », pour les surfaces algébriques. Ce point n’est pas discuté dans ce site, mais pour simplifier disons que tout isomorphisme birationnel s’obtient en composant des isomorphismes et des éclatements (ou leurs inverses, des implosions), comme dans l’exemple précédent de $\mathbb P^1\times \mathbb P^1$ et $\mathbb P^2$.
D’un point de vue purement topologique, un éclatement produit un changement dans la topologie de la variété de dimension 4 correspondante une chirurgie élémentaire. Cette chirurgie change la variété de manière importante. Par exemple, le deuxième nombre de Betti change, mais la situation est bien comprise, si bien qu’on peut dire que la topologie de la variété de dimension 4 permet encore de comprendre la variété algébrique, ce qui est le but premier de Poincaré.
Le sujet est immense et a été largement développé tout au long du vingtième siècle. Ce site ne fait qu’effleurer la question et ne discute que des résultats de Poincaré et de ses successeurs immédiats. Pour en savoir (beaucoup) plus sur les surfaces complexes, on recommande la lecture de :
- Barth, W., C. Peters, A. Van de Ven : Compact Complex Surfaces, Erg. Math., Ser. 3 4, Springer Verlag, Berlin etc., (1984).
- Beauville, A. : Complex algebraic surfaces, LMS Lect.Note Ser. 68. Cambr. Univ. Press (1983).
Pour avoir une idée de la richesse des surfaces algébriques, voir cette liste.
Poincaré et la topologie des surfaces complexes
Dans l’Analysis Situs, Poincaré développe le concept de groupe fondamental en expliquant qu’il est beaucoup plus puissant que l’homologie, et dans l’espoir que son nouvel invariant pourra se révéler utile pour classer les surfaces complexes. Comme il a dû être déçu, quelques années plus tard, lorsqu’il a pris conscience que, dans les situations où il parvenait à calculer le groupe fondamental d’une surface complexe, celui-ci s’avérait toujours trivial !
Les courbes hyperelliptiques sont des revêtement ramifiés de la droite projective complexe. Il en existe de tout genre. Autrement dit, cette classe particulière de courbes recèle toutes les topologies possibles pour des courbes algébriques complexes. Dans le Troisième Complément à l’Analysis Situs, Poincaré considère les surfaces complexes qui sont des revêtements ramifiés du plan projectif. Il montre que le groupe fondamental de ces surfaces est toujours trivial.
La méthode utilisée par Poincaré est générale et naturelle. Partant d’une surface algébrique quelconque, on la projette sur une droite $D$. En dehors d’un ensemble fini de points de $D$, cette projection est une fibration dont la fibre est une surface de Riemann d’un certain genre. En dehors de ces points singuliers, on peut donc analyser facilement le groupe fondamental. Reste à comprendre ce qui se passe près des points singuliers de la projection et leur effet sur le groupe fondamental. On en déduit une description du groupe fondamental de toute surface algébrique, comme quotient de celui d’une fibre par un certain sous-groupe. Dans le cas particulier des revêtements doubles ramifiés, on peut alors montrer que ce quotient est trivial [1].
La même année, dans le Quatrième Complément à l’Analysis Situs, Poincaré s’attèle à la description complète des groupes d’homologie d’une surface complexe [2]. L’outil de base est le même que dans le troisième complément : on « découpe la surface en tranches (dont certaines sont singulières) » en la projetant sur une droite.
Que trouve-t-on dans cette rubrique ?
Tout d’abord, un article, qui sera peut-être difficile pour le novice malgré son titre, présente l’espace projectif complexe $\mathbb{P}^n(\mathbb{C})$ et ses sous-variétés algébriques.
Un second article décrit la technique de l’éclatement, qui est l’un des quelques outils à la disposition des géomètres pour comprendre les singularités.
On introduit ensuite l’outil clé utilisé par Poincaré pour analyser la topologie des surfaces complexes : les fibrations de Lefschetz. En fait, on définit plus généralement les pinceaux de Lefschetz, qui ont l’avantage d’exister sur toute surface, et on explique comment se ramener au cas particulier d’une fibration de Lefschetz via un nombre fini d’éclatements.
On rentre alors dans le vif du sujet : la description de la topologie des surfaces complexes.
Contrairement à ce que suggère leur nom, les fibrations de Lefeschetz ne sont pas des fibrations ! Elles possèdent en effet un nombre fini de fibre singulières. Pour espérer comprendre la topologie d’une surface complexe à l’aide d’une fibration de Lefschetz, il faut notamment comprendre ce qui se passe quand on fait le tour d’une fibre singulière : c’est le propos de la formule de Picard-Lefschetz.
Si $X$ est une surface complexe munie d’une fibration de Lefschetz, on peut alors montrer - comme le fait Poincaré - que le groupe fondamental de $X$ est le quotient du groupe fondamental d’une fibre générique par un certain sous-groupe normal (engendré par les cycles « evanescents »).
En utilisant cette description du groupe fondamental, et un calcul de caractéristique d’Euler-Poincaré, nous déterminons alors tous les nombres de Betti d’une surface complexe munie d’une fibration de Lefschetz.
La même description du groupe fondamental et la notion de système d’arcs, nous permettent de « réparer » la preuve du résultat principal du Troisième Complément : les revêtements doubles ramifiés du plan projectif sont simplement connexe.
Arrivé à ce point, nous avons plus ou moins expliqué dans un langage moderne les résultats obtenus par Poincaré dans les Troisième et Quatrième Compléments à l’Analysis Situs. Avant d’aller plus loin, nous étudions un joli exemple : le pinceaux de cubiques de Hesse.
Jusqu’à maintenant, nous avons utilisé, à divers stades des démonstrations, la structure algébrique et/ou complexe des surfaces considérées. On peut cependant travailler uniquement topologiquement. Nous décrivons un procédé de construction, par des méthodes purement topologique, de variétés réelles de dimension 4. Par ce procédé, on obtient notamment un modèle topologique de toute surface complexe munie d’une fibration de Lefschetz. De plus, le procédé de construction permet de « calculer » le groupe fondamental et l’homologie des variétés obtenues.
Les méthodes utilisées par Poincaré pour décrire la topologie des surfaces complexes constituent les rudiments de la théorie de Picard-Lefschetz. Celle-ci est venue avant la théorie de Morse dont elle est en quelque sorte l’analogue dans le domaine complexe. Quoi qu’il en soit, l’association de ces idées a engendré l’un des théorèmes les plus importants en géométrie algébrique complexe (nettement postérieur aux travaux de Poincaré) : le théorème de la section hyperplane de Lefschetz qui donne les groupes d’homologie et d’homotopie de toute hypersurfaces algébrique de $\mathbb{P}^n(\mathbb{C})$.
Revenons au réel ! En utilisant des techniques complexes, on peut décrire (partiellement) la topologie des courbes algébriques planes réelles. Nous ne faisons qu’effleurer le sujet, en présentant un joli résultat, dû à V. Arnold, où l’on retrouve comme dans le Troisième Complément à l’Analysis Situs les revêtements doubles ramifiés de $\mathbb{P}^2(\mathbb{C})$.
Guide de lecture
Les trois premiers articles ci-dessus (B-A-BA..., Éclatements et Pinceaux et fibrations de Lefschetz) présentent les objets utilisés dans la suite. Les lecteurs familiers des bases de la géométrie algébrique complexe pourront les sauter et passer directement à la suite.
Les trois articles suivants (Formule de Picard-Lefschetz, Groupe fondamental... et Homologie..), qui décrivent la topologie d’une surface complexe munie d’une fibration de Lefschetz, doivent être lus dans cet ordre : la description du groupe fondamental utilise la formule de Picard-Lefschetz, et le calcul des nombres de Betti utilise la description du groupe fondamental.
L’article où nous montrons que le groupe fondamental des revêtement doubles ramifiés de $\mathbb{P}^2(\mathbb{C})$ est trivial (Simple connexité...) repose sur la description du groupe fondamental d’une fibration de Lefschetz.
L’article dans lequel nous construisons des modèle topologiques des fibrations de Lefschetz (Reconstruction topologique...) peut être lus indépendamment des trois précédents : il utilise la formule de Picard-Lefschetz, mais c’est tout !
L’article sur le pinceau de Hesse décrit un exemple et peut être lu sans connaître la théorie générale.
Les deux derniers articles (Topologie des hypersurfaces et Topologie des courbes algébriques planes réelles) sont indépendants entre eux, et essentiellement indépendants de tout le reste. Il n’empêche que ces articles sont certainement plus difficiles que les autres, et que nous déconseillons aux novices d’y plonger tout de go !
Bonne lecture !
[1] Comme expliqué ici, la preuve que Poincaré propose pour ce dernier point n’est pas valide ; on peut cependant s’en inspirer mais nous proposerons une démonstration alternative.
[2] À nouveau, la preuve de Poincaré néglige certains problèmes techniques, et n’est pas correcte (plus d"explications dans nos Commentaires). On peut la « réparer », mais nous nous contenterons dans cette rubrique du calcul des nombres de Betti en profitant des propriétés agréables de la caractéristique d’Euler-Poincaré (ici.