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Dans le Journal de l’École Polytechnique (volume du centenaire de la fondation de l’École, 1894) j’ai publié un Mémoire intitulé Analysis situs, où j’étudie les variétés de l’espace à plus de trois dimensions et les propriétés des nombres de Betti. C’est à ce Mémoire que se rapporteront les renvois que je serai amené à faire fréquemment dans la suite, en mentionnant seulement le titre Analysis situs.
Dans ce Mémoire se trouve énoncé le théorème suivant : Pour toute variété fermée, les nombres de Betti également distants des extrêmes sont égaux.
Le même théorème a été énoncé par M. Picard dans sa Théorie des fonctions algébriques de deux variables.
M. Heegaard vient de revenir sur ce même problème dans un travail très remarquable, publié en langue danoise, sous le titre « Forstudier til en topologisk teori för de algebraiske Sammenhäng » (Copenhage, det Nordiske Forlag Ernst Bojesen, 1898). [1] D’après lui le théorème en question est inexact et les démonstrations sont sans valeur.
Avant d’examiner les objections de M. Heegaard, il convient de faire une distinction. Il y a deux manières de définir les nombres de Betti.
Considérons une variété $V$ que je supposerai, par exemple, fermée ; soient $v_1, \ v_2, \ \ldots, \ v_n, \ n $ variétés à $p$ dimensions, faisant partie de $V$. Je suppose qu’on ne puisse pas trouver de variété à $p+1$ dimensions faisant partie de $V$ et dont $v_1, \ v_2, \ \ldots, v_n$ constituent la frontière complète ; mais que, si on leur adjoint une $(n+1)^{\rm ième}$ variété à $p$ dimension que j’appelerai $v_{n+1}$ et qui fera partie de $V$, on puisse trouver une variété à $p+1$ dimensions, faisant partie de $V$, dont $v_1, \ v_2, \ \ldots, \ v_n, \ v_{n+1}$ constituent la frontière complète et cela de quelque manière que l’on ait choisi la $(n+1)^{\rm ième}$ variété $v_{n+1}$. Dans ce cas, on dit que le nombre de Betti est égal à $n+1$ pour les variétés à $p$ dimensions.
C’est la définition adoptée par Betti.
Mais on peut donner une seconde définition.
Supposons que l’on puisse trouver dans $V$ une variété à $p+1$ dimensions, dont $v_1, \ v_2, \ \ldots, \ v_n$ constituent la frontière complète ; j’exprimerai ce fait par la relation suivante :
$$ v_1+v_2+\ldots+v_n \sim 0,$$
que j’appellerai une homologie.
Il pourra se faire que sur la frontière complète de notre variété à $p+1$ dimensions, une même variété $v_1$ se retrouve plusieurs fois ; dans ce cas, elle figurera dans le premier membre de l’homologie avec un coefficient, qui devra être un nombre entier.
D’après cette définition, on peut additionner les homologies, les soustraire les unes des autres, les multiplier par un nombre entier.
Nous conviendrons également qu’il est permis de diviser une homologie par un nombre entier, quand tous les coefficients sont divisibles par cet entier. Par conséquent, s’il y a une variété à $p+1$ dimensions, dont la frontière complète sera constituée par quatre fois la variété $v_1$, nous conviendrons qu’on peut écrire non seulement l’homologie
$$ 4v_1 \sim 0,$$
mais encore l’homologie
$$ v_1 \sim 0;$$
de sorte que cette homologie signifie qu’il y a des variétés à $p+1$ dimensions, qui admettent pour frontière complète la variété $v_1$ ou un certain nombre de fois cette variété.
L’homologie
$$ 2 v_1 + 3 v_2 \sim 0$$
signifie qu’il y a des variétés à $p+1$ dimensions, qui ont pour frontière complète deux fois $v_1$ et trois fois $v_2$, ou quatre fois $v_1$ et six fois $v_2$, ou six fois $v_1$ et neuf fois $v_2$, etc.
Telles sont les conventions que j’ai adoptées dans l’Analysis situs, page 207.
Je dirai que plusieurs variétés sont indépendantes, si elles ne sont pas liées par aucune homologie à coefficients entiers.
Si alors il y a $n$ variétés indépendantes à $p$ dimensions, le nombre de Betti, d’après la seconde définition, est égal à $n+1$.
Cette seconde définition, qui est celle que j’ai adoptée dans l’Analysis situs, ne concorde pas avec la première.
Le théorème énoncé plus haut et critiqué par M. Heegaard, est vrai pour les nombres de Betti, définis de la seconde manière, et faux pour les nombres de Betti définis de la première manière.
C’est ce que prouve l’exemple cité par M. Heegaard, page 86.
Si l’on adopte la première définition, on a
$$ P_1=2, \ \ P_2=1$$
et, par conséquent,
$$ P_2 < P_1.$$
Si l’on adopte, au contraire, la seconde définition, on trouve
$$P_1=1, \ \ P_2=1$$
et, par conséquent,
$$P_2=P_1,$$
conformément au théorème énoncé.
C’est ce que prouvait également un exemple que j’ai cité, moi-même, dans l’Analysis situs. C’est le troisième exemple, page 232.
Nous avons formé (p. 244) les équivalences fondamentales, qui s’écrivent de la façon suivante :
$$ 2C_1 \equiv 2C_2 \equiv 2C_3 \equiv 0, \ \ 4C_1 \equiv 0;$$
nous pouvons en déduire les homologies
$$ 4C_1 \sim 4 C_2 \sim 4 C_3 \sim 0.$$
Comme, d’après notre convention, on peut diviser ces homologies par $4$, nous arrivons au système suivant d’homologies fondamentales :
$$ C_1 \sim C_2 \sim C_3 \sim 0.$$
Si alors $P_1$ et $P_2$ sont les nombres de Betti, définis de la seconde manière, on trouve
$$ P_1=P_2=1.$$
Mais l’égalité entre les nombres $P_1$ et $P_2$ ne subsisterait pas si l’on avait adopté la première définition, qui est celle de Betti ; nous aurions toujours $P_2=1$, mais nous n’aurions plus $P_1=1$.
En effet, il n’y a pas de variété à deux dimensions qui ait pour frontière complète la ligne fermée $C_1$, sans quoi nous aurions l’équivalence $C_1 \equiv 0.$
Ce qui est vrai seulement, c’est qu’il y a une variété à deux dimensions, admettant pour frontière quatre fois la ligne $C_1$. Donc $P_1$ n’est pas égal à $1$.
Revenons au théorème d’après lequel les nombres de Betti, également distants des extrêmes, sont égaux.
La démonstration que j’en ai donnée dans l’Analysis situs, semble s’appliquer également bien aux deux définitions des nombres de Betti ; elle doit donc avoir un point faible, puisque les exemples qui précèdent montrent suffisamment que le théorème n’est pas vrai pour la première définition.
M. Heegaard s’en est bien rendu compte ; mais je ne crois pas que sa première objection soit fondée.
Après avoir cité la façon dont je définis les variétés $V_1, \ V_2, \ \ldots, \ V_p$ (Analysis situs, p. 226), par les équations $\Phi=0$, $F_i^{\prime \prime}=0$, il ajoute (p. 70) : « Enhver af Mangfoldighederne $V$ skulde altsaa kunne voere den fulstaendige Skoering mellem $p$ Mangfoldighder af $h-1$ Dimensioner i $U$ » [2]. Cela n’est pas exact, car, outre mes égalités, j’ai un certain nombre d’inégalités, que j’ai introduites au début du Mémoire et que j’ai négligé d’écrire de nouveau dans la suite ; mes variétés ne sont donc pas des intersections complètes.
La seconde objection est, au contraire, fondée. « Naar omvendt, dit M. Heegaard, Homologien $\Sigma V_i \sim 0$ ikke finder Sted, saa i $U^{\prime}$ kan legges en lukket Kurve $V^{\prime}$, saa at
$$ \Sigma N(V^{\prime},V_i) \not = 0$$
men det er ikke sikker, at denne Kurve kan udsk\oe res af nogen Mangfoldighed $V$ » [3]. C’est là, en effet, le véritable point faible de la démonstration.
Il est donc nécessaire de revenir sur la question, et c’est l’objet du présent travail.
Souvent, pour simplifier les démonstrations, j’ai envisagé seulement le cas des variétés fermées à trois dimensions, contenues dans l’espace à quatre dimensions. On pourrait facilement les étendre au cas général.
J’envisage donc dans la suite, une variété $V$ fermée, mais pour calculer ses nombres de Betti, je la suppose divisée en variétés plus petites, de façon à former un polyèdre, au sens donné à ce mot à la page 271 de l’Analysis situs.
[2] Chacune des variétés $V$ devrait donc être l’intersection complète de $p$ variétés de $U$ de dimension $h-1$.
[3] Si inversement l’homologie $\Sigma_{i}V_i \sim 0$ n’a pas lieu, alors dans $U^{\prime}$ on peut tracer une courbe fermée $V^{\prime}$ telle que $\Sigma N(V^{\prime},V_i) \not = 0$, mais il n’est pas certain que cette courbe soit intersection de variétés $V$.