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§VIII. Démonstration du théorème fondamental

Soit $N_1$ le nombre des arêtes de notre polyèdre $P$, $N_2$ le nombre des faces, $N_3$ celui des cases. Formons un tableau d’après les règles suivantes :

Le tableau aura $N_2+N_3$ colonnes, $N_2$ dites de la première sorte et $N_3$ dites de la seconde ; il aura $N_2+N_1$ lignes, $N_2$ de la première et $N_1$ de la seconde sorte. Voici quels seront les éléments du tableau :

  1. Pour l’élément de la $i^{\mathrm{ième}}$ ligne de la première sorte et la $j^{\mathrm{ième}}$ colonne de la première sorte, j’écrirai 1, si $i=j$ et 0 si $i\neq j$.
  2. Les éléments appartenant à une ligne de la seconde sorte et à une colonne de la seconde sorte, seront tous nuls.
  3. L’élément de la $i^{\mathrm{ième}}$ colonne de la première sorte et de la $j^{\mathrm{ième}}$ ligne de la seconde sorte, sera $\epsilon_{i,j}^2$, $\epsilon_{i,j}^2$ étant le nombre qui nous fait connaître la relation entre la face $a_i^2$ et l’arête $a_j^1$.
  4. L’élément de la $i^{\mathrm{ième}}$ ligne de la première sorte et la $j^{\mathrm{ième}}$ colonne de la seconde sorte, sera $\epsilon_{i,j}^2$, c’est-à-dire le nombre qui fait connaître la relation entre la case $a_i^3$ et la face $a_j^1$.

Notre tableau, s’il y a par exemple deux cases, quatre faces et trois arêtes, présentera un aspect tel que celui-ci :

$$\tag{1} \left \{\begin{array}{cccccc} 1 & 0 & 0 & 0 & \epsilon & \epsilon \\ 0 & 1 & 0 & 0 & \epsilon & \epsilon \\ 0 & 0 & 1 & 0 & \epsilon & \epsilon \\ 0 & 0 & 0 & 1 & \epsilon & \epsilon \\ \epsilon & \epsilon & \epsilon & \epsilon & 0 & 0 \\ \epsilon & \epsilon & \epsilon & \epsilon & 0 & 0 \\ \epsilon & \epsilon & \epsilon & \epsilon & 0 & 0 \\ \epsilon & \epsilon & \epsilon & \epsilon & 0 & 0 \end{array}\right. $$

Je n’ai pas écrit les indices des nombres $\epsilon$ pour simplifier.

Voici maintenant les opérations que je regarde comme permises sur ce tableau :

  1. Ajouter une colonne à une autre de même sorte, ou l’en retrancher ;
  2. Ajouter une ligne à une autre de même sorte, ou l’en retrancher ;
  3. Permuter deux colonnes de même sorte, en changeant tous les signes de l’une d’elles ;
  4. Permuter deux lignes de même sorte, en changeant tous les signes de l’une d’elles.

Toutes ces transformations, pour lesquelles les éléments du tableau restent entiers, s’appelleront les transformations arithmétiques du tableau.

On peut s’en servir pour simplifier la partie du tableau qui appartient aux colonnes de la première sorte et aux lignes de la seconde sorte, et celle qui appartient aux colonnes de la deuxième sorte et aux lignes de la première sorte.

Voici jusqu’où l’on peut pousser la simplification, d’après des théorèmes bien connus d’arithmétiques ; quand la réduction sera terminée :

L’élément de la $i^{\rm ième}$ colonne de la première sorte et de la $j^{\rm ième}$ ligne de la seconde sorte :

  1. Sera nul, si $i>j$ ;
  2. Sera égal à un entier $H_i$, qui pourra être nul, si $i=j$ ;
  3. Sera encore nul, si $ i < j $ et si $H_i$ est premier avec $H_j$ ;
  4. Enfin sera nul, si $j>N_2$.

Il en sera de même de l’élément de la $i^{\rm ième}$ ligne de la première sorte et de la $j^{\rm ième}$ colonne de la seconde sorte.

La réduction peut être poussée encore plus loin, si l’on autorise une cinquième opération : multiplier tous les éléments d’une ligne ou d’une colonne par un même nombre entier ou non, différent de zéro.

Les transformations correspondantes s’appelleront les transformations algébriques du tableau.

On peut alors supposer que l’élément de la $i^{\rm ième}$ colonne de la première sorte et de la $j^{\rm ième}$ ligne de la seconde sorte (de même que l’élément de la $i^{\rm ième}$ ligne de la première sorte et de la $j^{\rm ième}$ colonne de la seconde sorte) est nul, si $i\neq j$. Si $i=j$, il peut être égal à $0$ ou $1$. S’il en est ainsi, je dirai que le tableau est réduit.

Après la cinquième opération, les éléments qui appartiennent aux lignes et aux colonnes de la première sorte pourront ne pas rester entiers ; de plus, le déterminant formé par ces lignes et ces colonnes pourra ne pas rester égal à $1$, mais il restera différent de zéro.

Le tableau (1) est relatif aux faces du polyèdre $P$ et à leurs relations avec les cases et les arêtes. Nous pourrions en dresser un, tout pareil, relatif aux arêtes du polyèdre $P$ et à leur relations avec les faces et les sommets.

Nous pourrions également envisager le polyèdre $P'$, défini plus haut, et construire deux tableaux relatif l’un aux faces de $P'$, l’autre à ses arêtes.

Comparons le tableau (1), relatif aux faces de $P$, avec le tableau (1bis) relatif aux arêtes de $P'$.

Il résulte de ce qui précède, que ces deux tableaux peuvent se déduire l’un de l’autre en remplaçant les lignes par les colonnes et inversement.

Cela posé, envisageons le tableau (1), relatif aux faces de $P$, et examinons comment on peut déduire de ce tableau le nombre de Betti $P_2$ du polyèdre $P$.

Comment, d’abord, pourra-t-on en déduire les congruences entre les faces et les arêtes ?

Considérons une colonne quelconque de la première sorte : par exemple la $i^{\rm ième}$ colonne. Multiplions les éléments de cette colonne et de la $k^{\rm ième}$ ligne de la première sorte par $a_k^2$ et ajoutons ; puis égalons à la somme obtenue, en multipliant les éléments de cette même colonne et de la $j^{\rm ième}$ ligne de la seconde sorte par $a_j^1$ ; nous obtiendrons la congruence

$$a_i^2 \equiv \sum \epsilon_{i,j}^2 a_j^1,$$

ce qui est bien une des congruences (3) du paragraphe II. Toutes les autres congruences n’en sont que des combinaisons.

Comment pourra-t-on maintenant trouver les homologies entre les faces ?

Pour cela, envisageons, par exemple, la $i^{\rm ième}$ colonne de la première sorte ; multiplions les éléments de la $k^{\rm ième}$ ligne et de cette colonne par $a_k^2$, ajoutons et égalons à zéro ; nous trouverons

$$ \sum \epsilon_{i,k}^2 a_k^2\sim 0,$$

ce qui est bien une des homologies (5) du paragraphe II, dont toutes les autres ne sont que des combinaisons.

Qu’adviendra-t-il, maintenant, si l’on applique à notre tableau (1) une transformation algébrique quelconque ?

Avant la transformation, chaque colonne de la première sorte correspond à une face, chaque colonne de la seconde sorte à une case, chaque ligne de la première sorte à une face, chaque ligne de la seconde sorte à une arête.

On obtient, comme nous l’avons vu, autant de congruences et d’homologies que de colonnes, en multipliant les éléments de chaque ligne de la première sorte par la face correspondante, ceux de chaque ligne de la seconde sorte par l’arête correspondante, et ajoutant.

Supposons maintenant qu’on fasse la deuxième opération, c’est-à-dire qu’on transforme en ajoutant la ligne de la première sorte, qui correspond à $a_i^2$, à celle de la première sorte, qui correspond à $a_k^2$. Nous convenons de dire qu’à la nouvelle $k^{\rm ième}$ ligne (celle à laquelle on a ajouté la $i^{\rm ième}$ ligne) correspond toujours la variété $a_k^2$ ; mais qu’à la nouvelle $i^{\rm ième}$ (qui d’ailleurs n’a pas changé) correspond la variété $a_i^2-a_k^2$.

Si l’on fait la cinquième opération sur la $k^{\rm ième}$ ligne de la première sorte, en mulitpliant les éléments par une constante $m$, nous conviendrons de dire qu’à la nouvelle $k^{\rm ième}$ ligne correspond la variété $\frac{1}{m}a_k^2$ (notation qui n’a qu’une valeur symbolique, à moins que $\frac{1}{m}$ ne soit entier).

Quant à la quatrième opération, ce n’est qu’une combinaison de plusieurs opérations analogues à la deuxième.

Nous avons ainsi défini la variété qui correspond à chacune des lignes de la première sorte du tableau, après qu’on a appliqué à ces lignes une combinaison des $2^{\rm e}$, $4^{\rm e}$ et $5^{\rm e}$ opérations.

Nous définirions de même les variétés qui correspondent aux différentes lignes de la seconde sorte, après qu’on aurait appliqué à ces lignes une combinaison des $2^{\rm e}$, $4^{\rm e}$ et $5^{\rm e}$ opérations.

Grâce à ces conventions, il suffira encore, pour obtenir les congruences et les homologies, d’ajouter et d’égaler à zéro, après avoir multiplié les éléments de chaque ligne par la variété correspondante, et avoir changé le signe des produits ainsi obtenus, en ce qui concerne les lignes de la seconde sorte.

Maintenant, si l’on applique aux colonnes du tableau les $1^{\rm e}$, $3^{\rm e}$ et $5^{\rm e}$ opérations, on ne fera que combiner les congruences entre elles ; ou multiplier une congruence et une homologie par un facteur constant.

D’où le résultat suivant :

Pour déduire les congruence du tableau transformé, voici ce qu’il faut faire : multiplier chaque ligne de la première sorte par la variété qui lui correspond en vertu de la convention que nous venons de faire, et ajouter ; faire de même pour les lignes de la seconde sorte ; égaler les deux résultats ainsi obtenus ; on aura ainsi autant de congruences que de colonnes de la première sorte ; toutes les autres congruences possibles ne seront que des combinaisons.

Pour déduire de même les homologies, il faut : multiplier chaque ligne de la première sorte par la variété correspondante, ajouter et égaler à zéro ; on aura ainsi autant d’homologies que de colonnes de la seconde sorte ; toutes les autres homologies possibles n’en seront que des combinaisons.

Il importe de remarquer que les congruences et homologies ainsi obtenues, pourront n’avoir qu’une valeur symbolique, parce que les coefficients pourront être fractionnaires.

Et, en effet, d’une part les éléments du tableau transformé peuvent ne plus être entiers ; d’autre part, la variété qui correspond à une ligne peut, comme je l’ai dit plus haut, n’avoir elle-même qu’une valeur symbolique.

Mais comme les coefficients, entiers ou non, sont toujours commensurables, il suffira de multiplier notre congruence ou notre homologie par un entier convenable, pour en déduire une congruence ou une homologie à coefficients entiers, qui aura un sens pour elle-même.

Supposons, maintenant, qu’on ait réduit le tableau, comme je l’ai dit plus haut.

Combien y aura-t-il d’homologies distinctes ?

Parmi nos $N_3$ colonnes de la seconde sorte, il y en aura $N_3-N_2'$ dont tous les éléments seront nuls, et $N_2$ dont un élément sera égal à 1 et tous les autres nuls. Les $N_3-N_2'$ premières ne nous donneront aucune homologie ; chacune des $N_2'$ autres nous en donnera une et ces $N_2'$ homologies seront évidemment toutes distinctes.

Il y a donc $N_2'$ homologies distinctes.

Combien y a-t-il de congruences distinctes entre les faces et les arêtes ?

Il y en a évidemment $N_2$, correspondant aux $N_2$ colonnes de la première sorte, et ces congruences sont distinctes, parce que le déterminant formé avec les lignes et les colonnes de la première sorte, n’est pas nul.

Considérons maintenant dans notre tableau réduit les $N_1$ lignes de la seconde sorte ; parmi elles il y en aura $N_1-N_2''$ dont tous les éléments seront nuls, et $N_2''$, dont un élément est égal à 1 et tous les autres nuls. Parmi nos $N_2$ congruences, il y en aura donc $N_2''$ qui contiendront une arête, et $N_2-N_2'$ qui ne contiendront aucune arête. Il y a donc $N_2-N_2''$ congruences entre les faces seulement, et ces congruences sont toutes distinctes.

Il y aura donc entre les faces seulement $N_2-N_2'-N_2''$ congruences, qui resteront distinctes, si l’on ne regarde plus comme distinctes celles que l’on peut déduire les unes des autres par le moyen des homologies.

Le nombre de Betti relatif aux faces de $P$ est donc

$$N_2-N_2'-N_2''+1.$$

Cherchons maintenant le nombre de Betti relatif aux arêtes de $P$.

On le trouvera évidemment en opérant comme nous venons de faire sur le tableau (1bis), relatif aux arêtes de $P'$.

Mais on passe d’un tableau à l’autre, en remplaçant les lignes par les colonnes, et réciproquement. Les nombres qui joueront, par rapport à (1bis), le même rôle que $N_2$, $N_2'$, $N_2''$ jouent par rapport à (1), seront donc respectivement $N_2$, $N_2''$, $N_2'$.

Donc le nombre de Betti relatif aux arêtes de $P'$ est encore

$$N_2-N_2'-N_2''+1.$$

Ainsi les nombres de Betti relatifs, l’un aux faces de $P$, l’autre aux arêtes de $P'$, sont égaux.

Or nous avons vu plus haut que les nombres de Betti relatifs aux arêtes de $P$ et à celles de $P'$ sont égaux, de même que les nombres de Betti relatifs aux faces de $P$ et à celles de $P'$.

Donc le nombre de Betti relatif aux faces de $P$ est égal au nombre de Betti relatif aux arêtes de $P$.

Notre théorème fondamental est donc démontré en ce qui concerne le polyèdre $P$, c’est-à-dire en ce qui concerne les polyèdres de l’espace à quatre dimensions.

La démonstration pourrait, sans aucun doute, s’étendre à un polyèdre quelconque.