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Nous présentons sur cette page nos commentaires sur une section des Œuvres Originales de Poincaré : le paragraphe que nous commentons est accessible par ici.

Commentaires sur le §VIII du premier complément

Dans ce paragraphe Poincaré donne une manière algorithmique de calculer les nombres de Betti d’une triangulation $T$ à partir des relations d’incidence. Cette méthode lui permet de retrouver les égalités entre les nombres de Betti de $T$ et de son dual.

Son idée essentielle est que le rang des $p$-cycles, $p$-bords (et de l’espace vectoriel engendré par les $p$-faces bien-sûr) ne change pas quand on remplace les faces par une combinaison linéaire, pourvu que la matrice représentant ces combinaisons linéaires soit inversible. Partant de cette observation, Poincaré construit une matrice par blocs qu’il appelle son tableau initial donnée par

$$\left(\begin{array}[cc] \mathrm{id} & (\varepsilon_{i,j}^p(T)) \\ (\varepsilon_{i,j}^{p+1}(T)) & 0\end{array}\right) $$

dont les blocs haut à droite et bas à gauche sont les matrices encodant les relations d’incidence.

Il énonce comme bien connu qu’on peut trianguler [1] ces blocs en faisant opérer des matrices de $SL_n(\mathbb{Z})$ (c’est le résultat des opérations qu’il décrit comme transformations arithmétiques. Le théorème bien connu qu’évoque Poincaré est celui-ci :

toute matrice $N$ à $p$-lignes et $q$-colonnes est équivalente à une matrice $M=PNQ$ (avec $P \in \mathrm{SL}_p(\mathbb{Z})$, $Q\in \mathrm{SL}_q(\mathbb{Z})$) dont les coefficients $m_{ij}$ vérifient $m_{ij}=0$ si

  • $i>j$,
  • $i>p$,
  • $i\leq j-1$ et $\mathrm{pgcd}(h_{ii}, h_{jj})=1$.

Le nombre $r$ d’éléments diagonaux non-nuls de la matrice obtenue est égal au rang de la matrice $N$.

Un argument élémentaire pour cette réduction

Quitte à permuter les lignes et colonnes, on peut ramener en position $(1,1)$ de la matrice un élément non-nul de la matrice de valeur absolue minimale. Si jamais il ne divise pas un autre élément non nul de la première ligne, on ajoute des combinaisons linéaires (à coefficient entier) de la première colonne de sorte que cet élément devienne plus petite en valeur absolue. Auquel cas, on la ramène en $(1,1)$ par permutation. A force, on se ramène à un élément divisant un autre élément non nul de la première ligne, que l’on ramène à 0 par soustraction. En continuant ainsi, on peut se ramener à avoir que des $0$ sur la première ligne à part le premier terme. On procède de même sur la deuxième ligne à partir de l’élément $(2,2)$ (c’est à dore qu’on met en position $(2,2)$ un élément non nul plus petit que les autres situés en $(2, i\geq 2)$ en valeur absolue), et ainsi de suite. On a ainsi triangulé. Si $pgcd(m_{ii}, m_{jj})=1$, en prenant une relation de Bezout $am_{ii}+b m_{jj}=1$, on ramène $h_{ij}$ (avec $i < j$) à $0$ en ajoutant $-h_{ij}a$ fois la $j$ième ligne à la $i$ième ligne et $-h_{ij}b$ fois la $i$ième colonne à la $j$ième ligne.

Comme l’ensemble des diviseurs des mineurs d’ordre $i$ est invariant par ces opérations élémentaires, il en découle que le plus grand mineur non-nul est de taille égal au rang de la matrice. On a même que le produit $\prod |m_{ii}|$ des éléments diagonaux non nuls de $M$ est égal au plus grand diviseur commun des mineurs de taille $r$ de $N$.

Au moment où il rédige cette partie, Poincaré semble donc ignorer que l’on peut en fait même diagonaliser ces matrices, fait dont il « rédigera » une preuve plus tard dans le second complément. En fait, ce résultat est dû à Smith et est antérieur à Analysis Situs.

Théorème (de la forme normale de Smith) Soit $N$ une matrice à coefficients entiers à $p$ lignes et $q$ colonnes, de rang $r$. Alors il existe $P\in \mathrm {SL}_p(\mathbb Z)$, $Q \in \mathrm{SL}_q(\mathbb Z)$ et $d_1, \ldots , d_r$ des entiers non nuls tels que $d_i$ divise $d_{i+1}$ et tels que

$$PNQ = \left( \begin{matrix} \begin{matrix} d_1 & & \\ & \ddots & \\ & & d_r \end{matrix} & 0 \\ 0 & 0 \end{matrix} \right)~.$$

De plus, les $d_i$ sont uniquement déterminés par le fait que chaque $d_i$ est le pgcd des mineurs de taille $i$ de $N$ (sauf le dernier, $d_r$, qui est le $pgcd$ des mineurs multiplié par le signe du déterminant de $N$).

Ce résultat donne directement le rang des groupes d’homologie.

Cela dit, Poincaré se passe de cette forme améliorée du théorème en autorisant des transformations rationnelles (qu’il appelle les transformations algébriques) à la place de celles qui sont entières. Comme cela ne change pas le rang d’un groupe abélien de type fini, il obtiendra le même résultat pour les nombres de Betti qu’il calcule. Et il se ramène donc ainsi à une matrice diagonale, n’ayant que des $1$ (et il y a précisément $r$ fois 1, où $r$ est le nombre obtenu dans le théorème ci-dessus ou la version de Poincaré) ou des $0$.

En effet, les $q$-cycles sont le noyau de la matrice $(\varepsilon^{q}_{ij}(T))$ donc un espace de rang $\alpha_{q} - r(\varepsilon^{q}_{ij}(T))$ où, en suivant les notations de Poincaré $\alpha_q$ désigne le nombre de $q$-faces. Les $q$-bords engendrent un $\mathbb{Q}$-espace vectoriel de dimension $r(\varepsilon^{q+1}_{ij})$. Il suit que la dimension de $H_q(X)$ vaut

$$\beta_q(T) = \alpha_q -(\varepsilon^{q}_{ij}(T)) - r(\varepsilon^{q+1}_{ij}(T)).$$

Ainsi Poincaré en déduit immédiatement

Corollaire (démonstration algébrique de la dualité de Poincaré)

Pour toute triangulation $T$ d’une variété $X$ de dimension $m$, les nombres de Betti
$\beta_{q}(T)$ de $T$ et ceux de la triangulation duale $T^*$ vérifient

$$\beta_{q}(T) =\beta_{m-q}(T^*). $$

Par invariance, il en résulte que $\beta_{q}(V) =\beta_{m-q}(X)$.

Le corollaire est une application de la formule car la matrice introduite ci-dessus correspondant à la triangulation $T^*$ s’obtient de celle de $T$ en prenant sa transposée. Voir le commentaire du chapitre VII.

Comme souvent dans l’Analysis Situs, Poincaré traite uniquement du cas de la dimension 3 et affirme (à juste titre) que les calculs se passent de la même manière en toute dimension.

En fait ce corollaire redonne aussi la partie de torsion de l’homologie, fait dont Poincaré ne semble pas se rendre compte (puisque il utilisera des arguments différents pour y parvenir dans le chapitre V du deuxième complément). En effet non seulement le rang de la matrice transposée et le même que celui de la matrice de départ, mais les invariants de la forme normale aussi.
Or la forme normale donne bien toute l’homologie.
En effet lorsque on passe au quotient par les bords, les $d_i\neq \pm 1$ sont exactement ceux qui donnent la composante de torsion :

$$ H_q(T, \mathbb{Z}) = \mathbb{Z}^{\alpha_q -(\varepsilon^{q}_{ij}(T)) - r(\varepsilon^{q+1}_{ij}(T))} \oplus \bigoplus_{|d_i|>1} \mathbb{Z}/d_i \mathbb{Z}.$$

Un point important qui apparaît dans ce chapitre, et justifie les calculs, et qui va être repris dans les suivants, et que l’on peut calculer algorithmiquement l’homologie d’un polyèdre et en particulier trouver une base des cycles et bords explicite réalisant l’isomorphisme ci-dessus.


Algorithme, dit de réduction des tableaux, pour le calcul de l’homologie

On présente ici la réduction arithmétique suggérée, mais peu détaillée, par Poincaré.

Le principe est le suivant : on munit chacune des premières $\alpha_q$-lignes [2] d’une $q$-chaîne $c^q_i$ et chacune des $\alpha_{q-1}$ lignes restantes d’une $(q-1)$-chaîne $c^{q-1}_j$ en commençant par prendre les vecteurs de la base canonique du complexe simplicial. C’est à dire qu’aux lignes du tableau initial ci-dessus sont associées respectivement les chaînes $a_1^q, \dots, a_{\alpha_q}^q, a_1^{q-1}, \dots, a_{\alpha_{q-1}}^{q-1}$. A chaque fois qu’on ajoute la ligne associée à une chaine $c_{n}^{\bullet}$ à la ligne associée à $c_{m}^{\bullet}$, on remplace la chaîne $c_n^{\bullet}$ par $c_{n}^{\bullet}-c_{m}^{\bullet}$. L’algorithme se termine quand les matrices des coins haut-droite et bas-gauche sont sous forme normale.

Le résultat final de l’algorithme décrit par Poincaré est à coefficient rationnel (car il diagonalise vraiment les matrices), cela dit, il considérera la version arithmétique plus précisément dans le chapitre suivant. On donne ici la version arithmétique forte obtenue en utilisant que l’on peut mettre les matrices sous forme normale de Smith plutôt que simplement triangulaire. En passant aux rationnels, il n’y a pas de différence avec ce qu’obtient Poincaré.

Corollaire l’algorithme de Poincaré donne une base de l’homologie Les chaînes $c_n^q$ ($n=1\dots \alpha_q -r(\varepsilon_{ij}^q(T))$ obtenues après réduction du tableau de Poincaré forment une base des $q$-cycles de $T$. Les chaînes $d_m(\varepsilon_{ij}^{q-1}(T)) c_m^{q}$ ($i=1\dots r(\varepsilon^{q+1}_{ij}(T))$) forment une base des $q$-bords de $T$.

On regarde ici les chaînes à coefficients entiers, mais le même résultat a lieu sur $\mathbb{Q}$.

Esquisse de preuve : Comme les éléments de $\mathrm{SL}_{\alpha_q}(\mathbb{Z})$ sont inversibles dans $\mathbb{Z}$, et que les vecteurs originaux forment (par définition) une base des $q$-chaînes, il en est de même de toute famille $\sum p_{ij} c_i^q$ pour toute matrice $p_{ij}\in\mathrm{SL}_{\alpha_q}(\mathbb{Z})$.
Rappelons que l’opérateur de bord est défini par les équations

$$ \partial (a_i^q) = \sum \varepsilon_{ij}^q a_j^{q-1}.$$

Les opérations sur les colonnes consistent à ajouter (ou permuter) ces équations. Les opérations sur ces lignes sont un simple réarrangement par cosntruction :

$$ a c_m^{\bullet} + b c_{n}^{\bullet} = (a+b) c_m^{\bullet} +b(c_m^{\bullet}-c_{n}^{\bullet})$$

de chaque membre des équations reliant les chaînes obtenues par le bord et les réarrangements précédents.

On applique alors l’algorithme pour écrire la forme normale. L’équation définie par les bords sur la forme normale se lit alors de la même façon et donne de manière immédiate qu’aucune combinaison linéaire non-triviale des premiers $r(\varepsilon_{ij}^q(T))$ vecteurs associés aux lignes est nulle. A contrario, les autres donnent bien des cycles de manière triviale. Ceci donne le résultat pour les cycles.

Le même argument (d’algèbre linéaire élémentaire avec nos yeux du XXIème siècle) nous donne le résultat pour les $q$-bords. A priori, l’algorithme donne une base des $q$-bords qui ne se lisent pas immédiatement sur la base des $q$-cycles obtenus. Cela dit, on peut transformer cette dernière base en rajoutant des combinaisons linéaires des $q$-bords. De sorte que la nouvelle base de $q$-cycles obtenue s’écrivent comme vecteurs de la forme

$$\{ \sum_{i} \lambda_{ij} c_i^{q}, \, r(\varepsilon^{q}_{ij}(T))+1\leq i,j \leq \alpha_q\}. $$

où $\lambda_{ij}$ sont les coefficients du bloc en haut à gauche de la matrice obtenue après réduction.
C.Q.F.D.

Cette forme particulière de la base redonne évidemment les calculs de l’homologie, rang et torsion (si ont travaille à coefficients dans $\mathbb{Z}$).


[1techniquement parlant, il fait des opérations sur la grande matrice et pas chaque bloc, mais comme il prend soin de ne faire des opérations que sur des lignes et colonnes du même type, cela revient au même

[2dans l’exemple précisément détaillé par Poincaré, $q=2$, $\alpha_2:=N_2$