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Nous présentons sur cette page nos commentaires sur une section des Œuvres Originales de Poincaré : le paragraphe que nous commentons est accessible par ici.

Commentaires sur le §I du premier complément

Introduction

Dans l’introduction du premier complément à l’Analysis Situs, ainsi que dans la Note de 1899 qui le précède, intitulée Sur les nombres de Betti. Poincaré explique revenir sur son mémoire à cause d’une objection de Poul Heegard concernant le théorème de dualité en homologie selon lequel pour une variété fermée, les nombres de Betti également distants des extrêmes sont égaux. Dans sa thèse, publiée en 1898, Heegaard critique en effet le théorème de dualité, ainsi que la preuve qu’en donne Poincaré :

  • Il donne un exemple de variété fermée orientable de dimension 3 pour laquelle le théorème de dualité n’est pas vrai.
  • Il indique deux erreurs dans le raisonnement de Poincaré.

Quelques détails sur les critiques de Heegaard

La variété de dimension trois que Heegaard pense être un contre-exemple au théorème de dualité de Poincaré (qu’il étudie dans la section XIV 10 de l’article [1] tiré de sa thèse) est l’espace projectif réel, dont les points paramètrent les droites vectorielles de $\mathbb{R}^4$. Ce qui est intéressant est que Heegaard ne le présente pas du tout comme on le ferait de nos jours, soit en identifiant les points antipodes sur une sphère de dimension trois, soit en pratiquant cette même identification sur le bord d’une boule de dimension trois. En fait, il l’introduit comme bord d’un voisinage du sommet d’un cône quadratique dont on considérerait tous les points à coordonnées complexes. C’est-à-dire, comme intersection d’une sphère d’équation $|x|^2 + |y|^2 +|z|^2 =1$ et du lieu des points d’équation $z^2 = x^2 -y^2$ dans l’espace affine complexe $\mathbb{C}^3$.

Noter que l’espace projectif réel est également considéré par Poincaré dans l’Analysis Situs ; c’est l’exemple 5 obtenu en identifiant les points antipodaux du bord d’un octaèdre.

Comme on l’explique dans la suite, le calcul de Heegaard est basé sur une interprétation de la notion de nombre de Betti différente de celle choisie par Poincaré. Il ne s’agit donc pas d’un contre-exemple. Et pour cause, le théorème est bien vrai si l’on prend la définition des nombres de Betti donné par Poincaré.

Venons-en aux erreurs de raisonnement exhibées par Heegaard dans la section XII de son article. Son premier reproche est que Poincaré semble supposer sans justifications que toute sous-variété de codimension $p$ est intersection complète de $p$ hypersurfaces. Poincaré lui répond, à juste titre [2], qu’il n’utilise pas cette propriété. Notons toutefois qu’il est effectivement faux que toute sous-variété de codimension $p$ est intersection complète de $p$ hypersurfaces. Cela dit, les outils théoriques de l’époque ne permettaient pas d’en expliquer clairement la raison. Il fallut attendre le développement dans les années 1930 de la notion de fibré vectoriel au-dessus d’une variété, pour pouvoir donner une explication simple du fait que dans certaines variétés, il existe des sous-variétés qui ne sont pas des intersections complètes.

En effet, il suffit de remarquer que, pour les intersections complètes (les variétés et leurs sous-variétés étant toujours supposées orientables), le fibré normal peut être trivialisé globalement, c’est-à-dire que l’on peut trouver un nombre fini de champs de vecteurs continus et normaux à la sous-variété qui forment une base de l’espace normal en chaque point. Mais des exemples où ceci est faux apparaissent dès le cas des surfaces dans des variétés de dimension quatre. Par exemple, si on prend comme variété ambiante l’espace $TS$ de tous les vecteurs tangents à une sphère de dimension deux $S$, le fibré normal de la sphère $S$ (identifiée au lieu des vecteurs nuls, donc vue comme sous-variété de $TS$) est isomorphe au fibré tangent $TS$. Mais la sphère ne peut pas être peignée, c’est-à-dire que l’on ne peut même pas trouver un seul champ de vecteurs tangents continu et partout non-nul.

Le second reproche de Heegaard est plus profond. Il est discuté en détail dans les commentaires sur le §9 de l’Analysis Situs ; on y revient ci-dessous.

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Le théorème de dualité est pourtant bien vrai ! La confusion provient de la définition des nombres de Betti : pour Heegaard, comme pour Betti d’ailleurs, le $p$-ième nombre de Betti d’une variété $V$ est le cardinal de la plus petite famille génératrice du $p$-ième groupe d’homologie de $V$ à coefficients dans $\mathbb{Z}$. Avec une telle définition le « premier nombre de Betti » de l’espace projectif est égal à $1$ alors que le second « nombre de Betti » est égal à $0$. Poincaré objecte, à juste titre, qu’il définit le $p$-ième nombre de Betti d’une variété $V$ égal au cardinal de la plus grande famille libre du $p$-ième groupe d’homologie de $V$ à coefficients dans $\mathbb{Z}$. Autrement dit, la dimension du groupe d’homologie à coefficients dans $\mathbb{Q}$. Les deux définitions diffèrent en général puisque les groupes d’homologie d’une variété à coefficients dans $\mathbb{Z}$ sont des $\mathbb{Z}$-modules de rang fini qui peuvent avoir de la torsion. Lorsque c’est le cas, le cardinal de la plus petite famille génératrice n’est pas égal au cardinal de la plus grande famille libre, qui est, lui égal à la dimension du groupe d’homologie à coefficients dans $\mathbb{Q}$.

Sur la définition des « nombres de Betti »

Les nombres de Betti et de Poincaré étaient en fait définis comme valant un de plus que les valeurs modernes. La raison est que ces nombres étaient vus comme généralisants l’ordre de connexion d’une surface $S$ introduit par Riemann, c’est-à-dire le nombre de courbes fermées nécessaires pour disconnecter $S$, nombre égal à $b_1 (S) +1$.

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Le contre-exemple de Heegard n’est donc un contre-exemple que si l’on définit les nombres de Betti comme le cardinal de la plus petite famille génératrice, et Poincaré soutient que son théorème est vrai pour des nombres de Betti définis comme rang des groupes d’homologie à coefficients rationnels. Cette distinction ne sera réellement clarifiée que dans le deuxième complément, où Poincaré discutera de l’importance des éléments de torsion dans l’homologie.

Après avoir maintenu son théorème, Poincaré concède que la preuve qu’il en donne dans l’Analysis Situs est incorrecte [3], et se propose d’en donner une nouvelle preuve. Cette nouvelle preuve sera en fait l’occasion d’introduire une nouvelle théorie d’homologie beaucoup plus maniable : l’homologie polyédrale. Poincaré va définir des nombres de Betti associés à une décomposition d’une variété en « polyèdres », puis prouver que ces nombres de Betti ne dépendent pas de la décomposition choisie et sont égaux aux nombres de Betti « précédemment définis ». Poincaré prouvera enfin le théorème de dualité en définissant une forme d’intersection entre un cycle d’une décomposition poyédrale et un cycle de la décomposition duale.

Les idées que Poincaré développe ici sont déjà en germe dans les derniers paragraphes de l’Analysis Situs. Poincaré y prouve que la somme alternée des nombres de $k$-faces d’une décomposition polyédrale d’une variété $V$ ne dépend pas de la décomposition en montrant que cette somme est égale à la somme alternée des nombres de Betti. Lorsqu’on lit entre les lignes, on constate que la preuve allusive que Poincaré donnait en dimension $3$ consistait grosso-modo à introduire l’homologie polyédrale et à montrer qu’elle s’identifie à l’homologie intuitive. Dans le 1er complément, ces objets sont précisés, et la formule d’Euler-Poincaré n’est alors plus qu’une application itérée du théorème du rang. Il n’est pas impossible que Poincaré ait eu dans l’idée d’écrire ce complément avant même d’avoir terminé l’Analysis Situs.


[1P. Heegaard, Sur l’Analysis Situs, Bull. Soc. Math. France, 44 (1916), 161—242.

[2On renvoie aux commentaires sur le §9 de l’Analysis Situs pour une description détaillée de l’approche de Poincaré.

[3Il remarque même que sa « preuve » fonctionne aussi bien avec la définition de Betti des « nombres de Betti ».