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§6. Torsion intérieure des variétés

Considérons l’un de nos tableaux $T_q$. Nous dirons qu’une suite d’éléments, tous distincts, de ce tableau, rangés dans un certain ordre forme une chaîne si chaque élément de rang impair appartient à la même ligne que l’élément suivant et à la même colonne que l’élément précédent. La chaîne sera fermée si le dernier élément est identique au premier. Il est clair qu’une chaîne fermée contiendra toujours un nombre impair d’éléments et un nombre pair d’éléments [1], distincts. Par exemple, les éléments

$$\tag{1} \epsilon_{11}^q,\epsilon_{12}^q,\epsilon_{22}^q,\epsilon_{23}^q,\epsilon_{33}^q,\epsilon_{31}^q,\epsilon_{11}^q $$

formeront une chaîne fermée.

Comme tous les éléments du tableau $T_q$ sont égaux à $0,+1$ ou $-1$, le produit des éléments distincts d’une chaîne fermée sera toujours $0,+1$ ou $-1$.

Supposons que les éléments de la chaîne (1) aient les valeurs suivantes :

$$\epsilon^q_{12}=\epsilon^q_{23}=\epsilon^q_{31}=1, \quad \epsilon^q_{11}=\epsilon^q_{22}=\epsilon^q_{33}=-1;$$

le produit des éléments de la chaîne sera $-1$ ; considérons alors les trois variétés $a_1^q,a_2^q,a_3^q,$ et les trois variétés $a_1^{q-1},a_2^{q-1},a_3^{q-1}$ ; en supprimant les variétés $a_1^{q-1},a_2^{q-1}$ et $a_3^{q-1}$, on annexe les unes aux autres les trois variétés $a_1^q,a_2^q$ et $a_3^q$, et la variété ainsi obtenue

$$a_1^q+a_2^q+a_3^q$$

est une variété bilatère.

Si, au contraire, nous avons

$$\epsilon^q_{12}=\epsilon^q_{23}=\epsilon^q_{31}=1, \quad \epsilon^q_{22}=\epsilon^q_{33}=-1,\quad \epsilon^q_{11}=1,$$

on pourra encore supprimer $a_1^{q-1},a_2^{q-1}$ et $a_3^{q-1}$ et obtenir par annexion la variété $a_1^q+a_2^q+a_3^q$ ; mais cette variété sera unilatère.

Plus généralement, si tous les éléments de la chaîne (1) sont égaux à $+1$ et à $-1$, nous supprimerons d’abord $a_2^{q-1}$ et $a_3^{q-1}$ ; nous obtiendrons ainsi par annexion la variété

$$ \tag{2} a_1^q-\epsilon_{12}^q\epsilon_{22}^qa_2^q+\epsilon_{12}^q\epsilon_{22}^q\epsilon_{13}^q\epsilon_{23}^qa_3^q. $$

Supprimant ensuite $a_1^{q-1}$, nous voyons que la variété (2) est désormais formée d’une chaîne fermée de $a_i^q$ au sens du paragraphe 8 (p. 213) de l’Analysis situs, et que cette chaîne est bilatère ou unilatère suivant que le produit des éléments distincts de la chaîne (1) est égal à $-1$ ou $+1$.

Nous dirons dans le premier cas que la chaîne (1) est bilatère, dans le second cas qu’elle est unilatère.

Nous sommes donc conduits à distinguer trois catégories parmi les chaînes fermées formées à l’aide d’éléments des tableaux $T_q$ :

  1. Les chaînes nulles, c’est-à-dire celles dont le produit des éléments est nul.
  2. Les chaînes bilatères. Il est aisé de voir que ce sont celles dont le produit des éléments est $+1$ si le nombre des éléments est multiple de $4$, ou celles où ce produit est $-1$ si le nombre des éléments est multiple de $4$ plus $2$.
  3. Les chaînes unilatères. Ce sont celles où ce produit est $-1$ si le nombre des éléments est multiple de $4$, où $+1$ si ce nombre est multiple de $4$ plus deux.

Cela posé, nous dirons que le tableau $T_q$ (ou plus généralement tout tableau ou tout déterminant dont tous les éléments sont $0,+1$ ou $-1$) est bilatère s’il ne contient que des chaînes nulles ou bilatères.

Il résulte de cette définition :

Qu’un tableau bilatère reste bilatère si l’on change tous les signes d’une colonne, ou tous les signes d’une ligne ; ou encore si l’on permute deux colonnes ou deux lignes.

Théorème

Un déterminant unilatère ne peut être égal qu’à $0,+1$ ou $-1$.

En effet, on peut toujours, en changeant au besoin tous les signes de certaines colonnes, s’arranger de façon que tous les éléments de la première ligne soient $0$ ou $+1$. Supposons, par exemple, que les deux premiers éléments de la première ligne soient égaux à $+1$, et que je retranche la première colonne de la seconde, la valeur du déterminant ne sera pas changée ; je dis que le déterminant restera bilatère.

Considérons, en effet, dans le déterminant primitif une chaîne dont le premier et le dernier élément appartiennent à la deuxième colonne et tous les autres éléments à d’autres colonnes. Soient $a$ et $c$ ce premier et ce dernier élément ; soit $\xi$ le produit de tous les autres éléments de la chaîne ; soient $b$ et $d$ les éléments de la première colonne qui sont respectivement dans la même ligne que $a$ et $c$.

Le produit des éléments de notre chaîne que j’appellerai la chaîne $(1)$ sera $ac\xi$, et nous aurons

$$\begin{array}{lll} ac\xi=0\text{ ou }1 & \text{si le nombre des éléments est }\equiv 0 & (\text{ mod }4),\\ ac\xi=0\text{ ou }-1 & \text{si le nombre des éléments est }\equiv 2 & (\text{ mod }4). \end{array}$$

Le produit des éléments de la chaîne que j’appellerai $(2)$ et qui est formée avec les éléments correspondants du déterminant nouveau sera

$$(a-b)(c-d)\xi,$$

et, en effet, les éléments de notre chaîne ne changent pas, excepté les éléments $a$ et $c$ qui deviennent $a-b$ et $c-d$.

La chaîne formée dans le déterminant primitif par les deux éléments de la première ligne et par les éléments $a$ et $b$ doit être bilatère ou nulle, de sorte qu’on doit avoir

$$a-b=0\text{ ou }a=0\text{ ou }b=0.$$

On doit avoir de même

$$c-d=0\text{ ou }c=0\text{ ou }d=0.$$

Si $(a-b)$ ou $(c-d)$ est nul, le théorème est démontré puisque le produit $(a-b)(c-d)\xi=0$.

Si $b=d=0$, on a

$$(a-b)(c-d)\xi=ac\xi,$$

et le théorème est démontré puisque les deux produits des chaînes $(1)$ et $(2)$ sont les mêmes, que le nombre des éléments est le même et que $(1)$ est bilatère ou nulle.

Si $a=c=0$, on a

$$(a-b)(c-d)\xi=bd\xi.$$

La chaîne $(3)$ qui appartient au déterminant primitif, et qui a les mêmes éléments que la chaîne $(1)$, sauf que $a$ et $c$ sont remplacés par $b$ et $d$, cette chaîne $(3)$, dis-je, est bilatère ou nulle ; elle a même nombre d’éléments que $(2)$ et son produit est $bd\xi$, égal dans ce cas au produit de $(2)$. Donc, dans ce cas encore, la chaîne $(2)$ est bilatère ou nulle.

Si $a=d=0$, on a

$$(a-d)(c-d)\xi=-bc\xi.$$

Il faut cette fois considérer dans le déterminant primitif une chaîne $(4)$ dont les éléments seront les deux éléments de la première ligne, les éléments $b$ et $c$ et les éléments de la chaîne $(1)$, sauf $a$ et $c$. Cette chaîne $(4)$ doit être bilatère ou nulle.

Elle contient deux éléments de plus que la chaîne $(2)$.

Son produit est égal à $bc\xi$ et, par conséquent, égal et de signe contraire au produit de $(2)$.

Donc $(2)$ est bilatère ou nulle.

Si, enfin, $b=c=0$, on a

$$(a-b)(c-d)\xi=-ad\xi,$$

et l’on démontrerait, tout à fait comme dans le cas précédent, que la chaîne $(2)$ est bilatère ou nulle.

Nous venons de traiter le cas des chaînes dont deux éléments appartiennent à la seconde colonne. Le résultat est le même quel que soit le nombre des éléments appartenant à la seconde colonne, nombre qui d’ailleurs doit être toujours pair.

Si ce nombre est nul, le théorème est évident, car la chaîne du déterminant nouveau ne diffère pas de celle du déterminant primitif.

Supposons que ce nombre soit $4$, pour fixer les idées. Soient $a,c,e,g$ quatre éléments de la seconde colonne, et imaginons que l’on rencontre successivement l’élément $a$, divers éléments $\xi$ appartenant à d’autres colonnes, les éléments $c$ et $e$, divers éléments $\eta$ appartenant à d’autres colonnes, et enfin $g$. Notre chaîne sera fermée.

$a\xi ce\eta ge$ peut se décomposer en deux chaînes fermées $a\xi ca$, $e\eta ge$, et, pour qu’elle soit bilatère, il suffit que les deux composantes le soient. On est donc ramené au cas des chaînes n’ayant que deux éléments dans la seconde colonne.

J’ajouterai que tous les éléments du déterminant nouveau sont $0,+1$ ou $-1$.

En effet, comme on a

$$a-b=0\text{ ou } a=0\text{ ou }b=0,$$

on aura

$$a-b=0,\ \ a\text{ ou }-b,$$

d’où

$$a-b=0,1,\text{ ou }-1.$$

Cela posé, retranchons de cette façon la première colonne de toutes les colonnes dont le premier élément est $+1$. Le déterminant conservera sa valeur, il restera bilatère, mais tous les éléments de la première ligne seront nuls, sauf le premier que sera $+1$.

Ce raisonnement est applicable dans tous les cas, sauf si tous les éléments de la première ligne sont nuls ; mais alors le déterminant est nul et le théorème est évident.

Si maintenant on supprime la première ligne et la première colonne, on obtiendra un déterminant nouveau qui sera égal au premier et, comme lui, bilatère. Sur ce déterminant nouveau, qui a une ligne et une colonne de moins que le premier, on opérera de la même façon, et on finira par arriver à un déterminant qui n’aura plus qu’un seul élément, lequel devra être $0,+1$ ou $-1$.

Notre déterminant est donc égal à $0,+1$ ou $-1$.

Corollaire 1

Si un tableau est bilatère, ses invariants sont tous $0$ ou $1$.

Corollaire 2

Si un polyèdre a tous ses tableaux $T_q$ bilatères, c’est-à-dire si l’on ne peut pas composer avec ses éléments $a_i^q$ une variété unilatère, ce polyèdre n’a pas de coefficients de torsion.

On voit que l’existence des coefficients de torsion (qui nécessite la distinction entre les deux définitions des nombres de Betti, ou entre les homologies par division ou sans division) est due à ce fait que les éléments du polyèdre peuvent engendrer des variétés unilatères, c’est-à-dire que le polyèdre est pour ainsi dire tordu sur lui-même.

C’est ce qui justifie l’expression de coefficients de torsion, ou celle de variétés avec ou sans torsion.

Si la variété $V$ formée par l’ensemble des éléments $a_i^p$ du polyèdre $P$ n’est pas elle-même unilatère, les deux tableaux $T_1$ et $T_p$ sont bilatères.

En effet, chaque ligne pour l’un, chaque colonne pour l’autre a tous ses éléments nuls, sauf deux qui sont égaux à +1 et -1. Si donc une chaîne n’est pas nulle, ses éléments sont deux à deux égaux et de signe contraire ; elle est donc bilatère.

Il résulte de là que les tableaux extrêmes $T_1$ et $T_p$ ont tous leurs invariants égaux à 0 ou à 1. C’est ce qui explique pourquoi l’on ne rencontre pas les coefficients de torsion avec les polyèdres de l’espace ordinaire ; ces polyèdres ne comportent, en effet, que deux tableaux $T_1$ et $T_2$.

Cela ne sera plus vrai si la variété $V$ était unilatère. Ainsi la variété considérée au septième exemple (§15) peut être subdivisée en polyèdres [2], et, suivant la manière dont la subdivision se fait, on trouve pour le tableau $T_2$

$$|2|, \left|\begin{array}{cc} +1 & +1 \\ +1 & 1\end{array} \right|,\dots$$

Pour ne pas trop allonger ce travail, je me bornerai à énoncer le théorème suivant dont la démonstration demanderait quelques développements :

Tout polyèdre qui a tous ses nombres de Betti égaux à 1 et tous ses tableaux bilatères est simplement connexe, c’est-à-dire homéomorphe à l’hypersphère.


[1Coquille dans les Œuvres.

[2Coquilles dans les Œuvres, corrigées ici.