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Définition comme recollement du dodécaèdre et premières propriétés

On définit ici un espace topologique obtenu comme quotient du dodécaèdre (plein) par recollement de ses faces par paires. On montre ensuite que cet espace topologique est en fait une 3-variété, appelée espace dodécaédrique de Poincaré. Il existe de nombreuses autres définitions de cette variété, dont une effectivement due à Poincaré. La raison pour laquelle Poincaré s’est intéressé à cette variété est qu’il s’agit d’une sphère d’homologie entière, i.e. d’une variété qui a les mêmes groupes d’homologie entière que la 3-sphère, mais n’est pas homéomorphe à $\mathbb{S}^3$. Pour montrer cela, on déduit ici de sa définition comme variété polyédrique une présentation de son groupe fondamental. En l’abélianisant, on montre que le premier groupe d’homologie de cette variété est trivial. Puisque $\Sigma$ est une $3$-variété fermée connexe, on a alors, en utilisant la dualité de Poincaré, $H_0(\Sigma)=H_3(\Sigma)=\mathbb{Z}$ et $H_2(\Sigma)=H_1(\Sigma)=0$. On vérifie en revanche que son groupe fondamental n’est pas trivial. [1]

Tout ceci fait l’objet des deux cours filmés ci-dessous, résumés mais aussi complétés par le texte qui les suit. Pour une meilleure compréhension, on pourra également se reporter à d’autres articles du site (et plus) :

  • pour la seconde : la variété hypercubique, troisième exemple étudié par Poincaré dans les §10 et §13 de l’Analysis Situs, le groupe binaire icosaédrique ou groupe des icosions, la définition de la variété dodécaédrique de Poincaré comme quotient de la 3-sphère par ce sous-groupe fini, ce que dit Poincaré de ce groupe dans son Cinquième Complément, le lien entre un quotient de ce groupe, le groupe des rotations du dodécaèdre régulier [2], et le groupe alterné $A_5$.

La première vidéo définit, à partir d’un dodécaèdre (plein) ${\mathcal P}$, un espace d’identification $\Sigma$ en recollant par $\mathbf{2}$ les faces opposées de ${\mathcal P}$ après une rotation d’un dixième de tour. On y voit que ces recollements identifient les arêtes par $\mathbf{3}$ et les sommets par $\mathbf{4}$.

Le dodécaèdre [3] induit donc une décomposition polyédrale de l’espace topologique quotient $\Sigma$ ayant une unique $3$-cellule, $6=12/\mathbf{2}$ faces, $10=30/\mathbf{3}$ arêtes et $5=20/\mathbf{4}$ sommets. On en déduit que la caractéristique d’Euler-Poincaré de $\Sigma$ est nulle. D’après la caractérisation des $3$-variétés obtenues comme espaces d’identification de polyèdres, $\Sigma$ est une $3$-variété (fermée, connexe et orientable) que l’on appelle espace dodécaédrique de Poincaré.

On évoque également dans cette vidéo tous les espaces topologiques obtenus en identifiant toutes les paires de faces opposées de $\mathcal{P}$ par une rotation de même angle. On a pour cet angle cinq possibilités : $\pi/5$, $3\pi/5$, $\pi$, $7\pi/5=-3\pi/5$ et $9\pi/5=-\pi/5$.

  • La première est celle que nous étudions dans cet article.
  • La seconde définit une autre variété dodécaédrique, dite de Seifert-Weber, qui a elle aussi des propriétés remarquables mais tout-à-fait différentes de celles de $\Sigma$.
  • Avec l’angle $\pi$, on identifie chaque point du bord du dodécaèdre plein $\mathcal{P}$ à son antipode. Mais topologiquement, $\mathcal{P}$ n’est qu’une boule, et son bord une sphère. L’espace topologique obtenu n’est donc autre que l’espace projectif $\mathbb{RP}^3$.
  • On observe enfin que, si l’on note $V(\alpha)$ l’espace d’identification correspondant à l’angle $\alpha$, les espaces $V(\alpha)$ et $V(-\alpha)$ sont homéomorphes [4]. Voici une façon de le voir : décomposons $\mathbb{S}^3$ en deux boules identiques (images l’une de l’autre par une inversion $\iota$ de $\mathbb{S}^3$) recollées le long de leur bord, et pensons $\mathcal{P}$ non plus comme un dodécaèdre abstrait mais comme une décomposition polyédrale particulière de l’une de ces boules, la seconde, $\iota(\mathcal{P})$, héritant alors d’une structure dodécaédrique coïncidant au bord avec la première. Les identifications de faces de $\mathcal{P}$ correspondant à l’angle $\alpha$ sont conjuguées par $\iota$ aux identifications de faces de $\iota(\mathcal{P})$ correspondant à l’angle $-\alpha$. L’homéomorphisme cherché entre $V(\alpha)$ et $V(-\alpha)$ est donc le passage au quotient de $\iota$ par ces identifications.

Ainsi, nous n’aurons plus peur, dorénavant, de parler des recollements définissant $\Sigma$ comme de « rotations d’un dixième de tour », sans en préciser le sens, puisque celui-ci n’influe pas sur la topologie de l’espace obtenu [5].

Dans la seconde vidéo, on utilise le calcul du groupe fondamental d’un variété polyédrique pour obtenir une présentation du groupe fondamental de $\Sigma$, puis le théorème d’Hurewicz pour calculer le premier groupe d’homologie de $\Sigma$ comme abélianisé du groupe fondamental. On montre en outre, comme Poincaré dans son Cinquième Complément, que ce dernier n’est pas trivial puisqu’il se surjecte dans le groupe des rotations préservant un dodécaèdre régulier, et on ajoute qu’il est en fait une extension centrale de degré 1 ou 2 de ce groupe. On en déduit en particulier que $\pi_1(\Sigma)$ est fini. On verra ici que ce groupe est en fait une extension (centrale non scindée) du groupe des rotations du dodécaèdre par $\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$, qui porte le nom de groupe des icosions ou groupe binaire icosaédrique. Nous reprenons ci-dessous par écrit les trois premiers points.

Commençons donc par appliquer le calcul du groupe fondamental d’un variété polyédrique. Celui-ci fournit une présentation du groupe fondamental $\pi_1(\Sigma)$ avec six générateurs, correspondant aux identifications des faces, et dix relations, correspondant aux cycles d’arêtes. Pour cela désignons par $A,A'$, $B,B'$, $C,C'$, $D,D'$, $E,E'$ et $F,F'$ les paires de faces opposées du dodécaèdre et par $a$, $b$, $c$, $d$, $e$ et $f$ les transformations de $A$ vers $A'$, $B$ vers $B'$ etc. définissant $\Sigma$ comme espace d’identification [6]. Nous avons vu dans la première vidéo que l’on pouvait prendre, comme ensemble de représentants des classes d’arêtes, les cinq arêtes de la face $A$ et les cinq autres arêtes adjacentes à cette face.

Décrivons explicitement une classe d’arêtes ayant un représentant du premier type :

$$ A\cap B\overset{b}{\mapsto} B'\cap E\overset{e}{\mapsto} E'\cap A'\overset{a^{-1}}{\mapsto} A\cap B$$

puis une classe d’arêtes ayant un représentant du second type :

$$ E\cap F\overset{f}{\mapsto} F'\cap B'\overset{b^{-1}}{\mapsto} B\cap E'\overset{e^{-1}}{\mapsto} E\cap F.$$

Il leur correspond les mots $a^{-1}eb$ [7] (ou encore $b^{-1}e^{-1}a$ [8]) et $e^{-1}b^{-1}f$. Par permutation circulaire des faces $B$, $C$, $D$, $E$, $F$ et des lettres associées, on obtient $2\times 5$ mots supplémentaires. Le calcul du groupe fondamental d’un variété polyédrique, qu’une animation illustre dans le cas du troisième exemple de recollement du cube, affirme alors que

$$ \langle a,b,c,d,e,f \; | \; b^{-1}e^{-1}a, e^{-1}b^{-1}f, \dots\rangle$$

constitue une présentation du groupe fondamental de $\Sigma$, « $\dots$ » désignant les $5\times2$ analogues des deux premières relations obtenues par permutation circulaire de $b, c, d, e, f$.

D’après le théorème d’Hurewicz, le premier groupe d’homologie $H_1(\Sigma)$ peut être obtenu en abélianisant $\pi_1(\Sigma)$, c’est-à-dire en quotientant $\pi_1(\Sigma)$ par son groupe dérivé. C’est ce que nous allons faire. On gardera la même notation pour les générateurs du groupe fondamental et leurs images dans le quotient par le sous-groupe dérivé, mais on notera la composition sous forme additive dans le quotient, afin d’éviter les confusions. On a alors :

$$H_1(\Sigma)=\langle a,b,c,d,e,f \; | \; -b-e+a, -e-b+f, \dots\rangle,$$

« $\dots$ » désignant ici encore les analogues des deux premières relations obtenues par permutation circulaire de $b, c, d, e, f$.

Des deux relations explicitées, il résulte que $a=b+e=f$, et par permutation circulaire, tous les générateurs sont en fait identifiés dans le quotient $H_1(\Sigma)$. De plus, en remplaçant chaque générateur par $a$ dans n’importe laquelle des relations (on peut le faire, puisque tous les générateurs sont identifiés), on obtient $a=0$, ce qui montre bien que le $H_1(\Sigma)$ est trivial. Nous avons donc montré que l’espace dodécaédrique $\Sigma$ est une sphère d’homologie.

Voyons maintenant que le groupe fondamental $\pi_1(\Sigma)$ lui-même n’est pas trivial, ce que l’on retrouvera de multiples façons à partir d’autres définitions de l’espace dodécaédrique. Pour cela, on procède comme Poincaré dans le Cinquième Complément (bien que notre présentation soit un peu différente de la sienne) en montrant que ce groupe se surjecte dans le groupe des rotations préservant un dodécaèdre régulier. Notons encore $A,A'$, $B,B'$, $C,C'$, $D,D'$, $E,E'$ et $F,F'$ les paires de faces opposées d’un tel dodécaèdre, disposées comme précédemment, et notons $\alpha$ (resp. $\beta$, $\gamma$, $\delta$, $\epsilon$, $\varphi$) la rotation de l’espace euclidien d’angle $2\pi/5$ et d’axe dirigé par le vecteur joignant (dans cet ordre) les centres de $A'$ et $A$ (resp. $B'$ et $B,\dots,F'$ et $F$). On peut vérifier visuellement que ces six éléments de $\mathrm{SO}(3)$ satisfont les relations de la présentation de $\pi_1(\Sigma)$ (en remplaçant $a$ par $\alpha$ etc...), ce qui signifie précisément que $\pi_1(\Sigma)$ se surjecte dans le sous-groupe (évidemment non trivial) de $\mathrm{SO}(3)$ engendré par nos six rotations, qui est en fait précisément le groupe de toutes les rotations préservant le dodécaèdre régulier. En particulier, $\pi_1(\Sigma)$ est non-trivial.

$\Sigma$ est donc une sphère d’homologie non-homéomorphe à la 3-sphère.


[1Nous conseillons au lecteur, en guise d’échauffement, d’étudier d’abord le cas de la variété hypercubique.

[2On parle ici de dodécaèdre mais on verra qu’il peut-être profitable, pour réaliser $\pi_1(\Sigma)$ comme un groupe algébrique, de penser plutôt à un icosaèdre régulier particulier.

[3qui, rappelons-le, possède $12$ faces, $30$ arêtes et $20$ sommets.

[4Ici ces espaces sont des variétés qui héritent de l’orientation de $\mathcal{P}$, et l’homéomorphisme en question renverse l’orientation.

[5Avertissons d’ailleurs le lecteur que certains articles de cette rubrique utilisent l’orientation opposée à celle considérée ici.

[6Dans la vidéo, il semble qu’on ait choisi la convention inverse, i.e. remplacé $a$ par son inverse, etc. C’est en fait plus subtile, et les relations obtenues ci-dessous sont bien les mêmes que celles obtenues dans la vidéo. L’explication est la suivante : contrairement à ce que semble affirmer la vidéo, dans celle-ci, $a$ ne désigne pas une transformation, elle lui correspond au sens où à chaque fois qu’apparaîtra cette transformation dans un cycle d’arête, on lui fera correspondre le symbole $a$ dans le mot associé, en préservant dans ce mot l’ordre des identifications successives (et donc en inversant celui obtenu si on écrivait une composition de transformations).
Tout cela est à mettre en relation avec la dualité de points de vue concernant le groupe fondamental : vu comme groupe de transformations de revêtement, ou vu comme groupe de classes d’homotopies de lacets. En fait, dans le film, on ne pense pas à « $A\to A'$ » comme à la transformation de $A$ vers $A'$, mais comme au lacet de $\Sigma$ allant du centre de $\mathcal{P}$ à celui de $A'$ puis de celui $A$ à celui de $\mathcal{P}$ (au quotient), comme chez Poincaré. Subtile ! Mais ce n’est qu’une occurrence parmi tant d’autres de la gymnastique mentale à laquelle nous contraint cette dualité de point de vue sur le groupe fondamental.

[7si l’on pense aux lettres comme des transformations, auquel cas on compose à gauche !

[8si l’on pense plutôt en termes de concaténation de lacets.