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Trivialité de l’homologie de l’espace affine I

Dans cet article, nous montrons que les groupes d’homologie à la Poincaré de $\mathbb{R}^n$ sont triviaux, au moins en petit degré.

En suivant les idées esquissées dans l’Analysis Situs, nous avons défini une théorie homologique pour les variétés, que nous appelons homologie à la Poincaré. Assez paradoxalement, le principal problème technique posé par cette théorie homologique est la difficulté à calculer l’homologie de la variété la plus simple que l’on peut concevoir : l’espace affine $\mathbb{R}^n$. Plus précisément, on veut montrer :

Théorème 1


Pour tout $n\geq 1$ et tout $p<\min(7,n)$, le groupe d’homologie $\overline{H}{}_p^\square\left(\mathbb{R}^n\right)$ est trivial.

Puisque toute variété de dimension $n$ est localement modelée sur $\mathbb{R}^n$, ce théorème est absolument nécessaire pour calculer n’importe quel groupe d’homologie à la Poincaré. Réciproquement, dès qu’on dispose de ce théorème, on peut calculer des groupes d’homologies de variétés à l’aide de suites exactes de Mayer-Vietoris exactement comme avec d’autre théorie homologiques plus classiques. De plus, ce résultat permet de montrer que l’homologie à la Poincaré est isomorphe à l’homologie singulière en petit degré (voir ici).

Pour démontrer le théorème ci-dessus, nous allons passer par un résultat analogue pour l’homologie non-singulière. Dans cet article, nous avons défini, pour toute variété $X$ et tout entier $p$, un groupe d’homologie non-singulière $\overline{H}{}_p^{NonSing}(\mathbb{R}^n)$. Nous avons également défini un morphisme naturel

$$(\overline{\Psi}_{X,p})_* : \overline{H}{}_p^{NonSing}(X) \rightarrow \overline{H}{}_p^\square(X).$$

Ce morphisme est surjectif, pour toute variété $X$ et tout $p\leq 6$ (voir ici). Par conséquent, le théorème ci-dessus est une conséquence immédiate du suivant :

Théorème 1bis


Pour tout $n\geq 1$ et tout $p < n$, le groupe d’homologie $\overline{H}{}_p^{NonSing} (\mathbb{R}^n)$ est trivial.

Poincaré admet tacitement le Théorème 1 ci-dessus, qui doit lui sembler parfaitement évident [1]. La preuve de ce résultat (ou, de manière presque équivalente, du Théorème 1bis) est pourtant très délicate. De fait, le Théorème 1bis est la clé d’une importante conjecture de Whitehead remontant à 1940 [2], et la première démonstration de cette conjecture, due à François Lalonde, ne date que de 1987 [3]. Nous suivrons ci-dessous une démonstration due à Jean Cerf [4], relativement compliquée d’un point de vue combinatoire, mais qui a l’avantage d’éviter le recours à des estimées explicites a priori.

Remarque

Nous ne savons pas si le groupe d’homologie $\overline{H}{}_p^\square\left(\mathbb{R}^n\right)$ est encore trivial pour $p\geq \min(n,7)$.

Simplexes, chaîne, facettes, relations d’incidence, proximité

Dans toute la suite, l’entier $n\geq 1$ est fixé. On s’intéresse à l’homologie non-singulière (voir ici) de l’espace affine $\mathbb{R}^n$.

Rappelons qu’un $p$-simplexe singulier à valeur dans $\mathbb{R}^n$ est une application continue du $p$-simplexe géométrique standard $\Delta_p$ dans $\mathbb{R}^n$. Un $p$-simplexe non-singulier à valeurs dans $\mathbb{R}^n$ est un plongement lisse de $\Delta_p$ dans $\mathbb{R}^n$. L’expression « soit $\xi$ une $p$-chaîne non-singulière à valeurs dans $\mathbb{R}^n$ » signifiera que $\xi$ est un élément du $\mathbb{Z}$-module libre $C_p^{NonSing}(\mathbb{R}^n)$, c’est-à-dire une combinaison linéaire formelle, à coefficients entiers, de plongements lisses de $\Delta_p$ dans $\mathbb{R}^n$. Il faut bien noter que nous appelons « $p$-chaîne non-singulière » un élément de $C_p^{NonSing}(\mathbb{R}^n)$, et non pas un élément du module $\overline{C}{}_p^{NonSing}(\mathbb{R}^n)$ (voir les définitions ici). Par ailleurs, quand nous écrivons un $p$-chaîne $\xi$ sous la forme $\xi=\sum_{i=1}^n \lambda_i \sigma_i$ où les $\lambda_i$ sont des coefficients entiers et les $\sigma_i$ des simplexes non-singuliers, il sera toujours sous-entendu que cette expression est sous forme réduite, c’est-à-dire que $\sigma_i\neq\sigma_j$ si $i\neq j$, et $\lambda_i\neq 0$ pour tout $i$. Puisque $C_p^{NonSing}(\mathbb{R}^n)$ est un module libre, chaque $p$-chaîne a une unique écriture sous forme réduite. Pour les notions de face, de $q$-facette, de bord, de bissection, etc. d’une $p$-chaîne, on renvoie à cet article. Précisons simplement que, si $\xi$ est une $p$-chaîne qui s’écrit sous forme réduite $\xi=\sum_{i=1}^n \lambda_i \sigma_i$, nous appellerons $q$-facette de $\xi$ toute $q$-facette de l’un des $p$-simplexes $\sigma_1,\dots,\sigma_n$.

On rappelle que, pour définir le groupe d’homologie non-singulière $\overline{H}{}_p^{NonSing}(\mathbb{R}^n)$, on commence par quotienter le $\mathbb{Z}$-module $C_*^{NonSing}(\mathbb{R}^n)$ par la relation d’équivalence $\sim$ engendrée par les bissections de simplexes. On note $\overline{C}{}_*^{NonSing}(\mathbb{R}^n)$ le $\mathbb{Z}$-module quotient, et on pose

$$\scriptsize{\overline{H}{}_p^{NonSing}(X):=\ker\left(\overline{\partial}_p: \overline{C}{}_p^{NonSing}(X) \to \overline{C}{}_{p-1}^{NonSing}(X)\right)\left /\mathrm{im}\left(\overline{\partial}_{p+1}: \overline{C}{}_{p+1}^{NonSing}(X) \to \overline{C}{}_{p}^{NonSing}(X)\right)\right.}$$

(les détails se trouvent ici). Ainsi, pour montrer le Théorème 1bis, il suffit de montrer que, pour toute $p$-chaîne non-singulière $\omega$ à valeurs dans $\mathbb{R}^n$ qui est de bord nul, on peut trouver une subdivision par bissections successives $\omega'$ de $\omega$, telle que $\omega'$ est le bord d’une $(p+1)$-chaîne non-singulière.

Les déformations continues de $p$-chaînes jouent un rôle crucial dans la preuve du Théorème 1bis. Nous devons donc préciser la topologie que nous mettrons sur l’ensemble des $p$-chaînes.

Définition (topologie sur les chaînes)

Deux $p$-simplexes non-singuliers $\sigma,\sigma':\Delta_p\to\mathbb{R}^n$ seront dits proches s’ils le sont pour la topologie $C^1$ (c’est-à-dire s’ils sont uniformément proches, et si leurs différentielles respectives sont uniformément proches). Deux $p$-chaînes non-singulières $\xi,\xi'$ seront dites proches si $\xi=\sum_i\lambda_i\sigma_i$ et $\xi'=\sum_i\lambda_i \sigma_i'$ où les $p$-simplexes $\sigma_i,\sigma_i'$ sont proches pour tout $i$.

Lorsque nous déformerons des $p$-chaînes, nous devrons suivre certaines facettes le long de ces déformations. Pour ce faire, nous utiliserons les notions définies ci-dessous.

Définition (facette correspondante)

Soit $\sigma,\sigma':\Delta_p\to\mathbb{R}^n$ deux $p$-simplexes (non-)singuliers, et $\theta:\Delta_q\to\mathbb{R}^n$ une $q$-facette de $\sigma$. Rappelons que, par définition, $\theta$ est obtenue en considérant la restriction de $\sigma$ à l’enveloppe convexe de $q+1$ sommets de $\Delta_p$ (et en composant par le paramétrage affine canonique qui envoie ces sommets sur ceux du simplexe standard $\Delta_q$). La $q$-facette de $\sigma'$ correspondant à $\theta$ est celle obtenue en considérant la restriction de $\sigma'$ aux mêmes $q+1$ sommets de $\Delta_p$.

Définition (relations d’incidence)

On dira que deux $p$-chaînes (non-)singulières $\omega=\sum_{i}\lambda_i.\sigma_i$ et $\omega'=\sum_{i}\lambda_i.\sigma_i'$ ont les mêmes relations d’incidence si elles satisfont la propriété suivante : pour tout $q\in\{0,\dots,p\}$, pour tous $i_1,i_2$, si une $q$-facette du simplexe $\sigma_{i_1}$ coïncide avec une $q$-facette du simplexe $\sigma_{i_2}$, alors les $q$-facettes correspondantes des simplexes $\sigma_{i_1}'$ et $\sigma_{i_2}'$ coïncident également.

Nous aurons également besoin d’une version relative de cette définition :

Définition (relations d’incidence relatives)

Soient $\omega=\sum_{i}\lambda_i.\sigma_i$ et $\omega'=\sum_{i}\lambda_i.\sigma_i'$ deux $p$-chaînes (non-)singulières, et $\theta$ une $r$-facette commune à ces $p$-chaînes. On dira que $\omega$ et $\omega'$ ont les mêmes relations d’incidence relatives à $\theta$ si elles satisfont la propriété suivante : pour tout $q\in\{r+1,\dots,p\}$, pour tous $i_1,i_2$, si une $q$-facette du simplexe $\sigma_{i_1}$ coïncide avec une $q$-facette du simplexe $\sigma_{i_2}$, et si $\theta$ est une $r$-facette de cette $q$-facette commune, alors les $q$-facettes correspondantes des simplexes $\sigma_{i_1}'$ et $\sigma_{i_2}'$ coïncident également.

Enfin, nous aurons besoin de parler de l’« intersection » de certains couples de simplexes (non-)singuliers. Plus précisément, nous aurons besoin d’une notion de « couple de simplexes qui s’intersectant le long d’une facette commune » :

Définition (simplexes s’intersectant le long d’une facette commune)

Soient $\sigma$ un $p$-simplexe (non-)singulier, $\eta$ un $q$-simplexe (non-)singulier et $\theta$ un $r$-simplexe (non-)singulier, tous trois à valeurs dans $\mathbb{R}^n$ (ou, plus généralement, à valeurs dans une même varIété), avec $r\leq \min(p,q)$. Nous dirons que $\sigma$ et $\eta$ s’intersectent le long de leur facette commune $\theta$ si :

  • $\theta$ est une facette à la fois de $\sigma$ et de $\eta$,
  • les seules facettes communes à $\sigma$ et $\eta$ sont $\theta$ et les facettes de $\theta$.

Réduction du théorème 1bis à un résultat sur les $p$-cycles proches

Rappelons que notre définition de l’homologie non-singulière tient compte de la possibilité de subdiviser les $p$-chaînes par bissections successives. Ainsi, démontrer le Théorème 1bis, c’est prouver que tout $p$-cycle non-singulier admet une subdivision par bissections successives qui est le bord d’une $(p+1)$-chaîne non-singulière. Pour ce faire, nous allons nous ramener à un $p$-cycle de simplexes affines. Nous utiliserons de manière cruciale les deux lemmes suivants :

Lemme de Whitehead

Pour $p < n$ et pour toute $p$-chaîne non-singulière $\omega$, on peut trouver une subdivision par bissections successives de $\omega$, notée $\omega'$, et un chemin continu $(\omega_t')_{t\in [0,1]}$ de $p$-chaînes non-singulières ayant les mêmes relations d’incidence que $\omega'$, tel que $\omega_0'=\omega'$, et tel que la $p$-chaîne $\omega_1'$ est constituée de simplexes affines.

Démonstration. C’est une conséquence de l’approximation $C^1$ des objets lisses par des triangulations et de la Proposition qui affirme que toute subdivision peut-être raffinée en une subdivision obtenue par bissections successives. Ces deux résultats, mis bout à bout, impliquent que, pour toute $p$-chaîne non-singulière $\omega$ et tout $\epsilon>0$, on peut trouver une subdivision par bissections successives de $\omega$, notée $\omega'$, et une $p$-chaîne $\omega''$ (non-singulière) telle que :

  • $\omega''$ a les mêmes relations d’incidence que $\omega'$,
  • $\omega''$ est constituée de simplexes affines,
  • $\omega''$ est $\epsilon$-proche de $\omega'$. On remarque alors que, si $\epsilon$ est suffisamment petit, pour tout $t\in [0,1]$, la $p$-chaîne (a priori singulière) $\omega_t':=t\omega'+(1-t)\omega''$ est constituée de simplexe plongés. Autrement dit, pour $\epsilon$ assez petit $\omega_t'$ est une $p$-chaîne non-singulière pour tout $t$, et le chemin $(\omega_t')_{t\in [0,1]}$ possède donc les propriétés souhaitées.

C.Q.F.D.

Lemme (sur les cycles affines)


Pour $p < n$, tout $p$-cycle non-singulier (à valeurs dans $\mathbb{R}^n$) constitué de simplexes affines est le bord d’une $(p+1)$-chaîne non-singulière (constituée de simplexes affine).

Remarque

La preuve de ce lemme est pratiquement le seul endroit où il est crucial de considérer des $p$-chaînes à valeurs dans $\mathbb{R}^n$ (ou plus généralement dans un espace affine).

La preuve de ce lemme utilise la notion de cône affine.

Définition (cône affine)

Soit $\sigma$ un $p$-simplexe (non-)singulier affine à valeurs dans $\mathbb{R}^n$, et $x$ un point de $\mathbb{R}^n$. On appelle cône de sommet $x$ et de base $\sigma$, l’application affine

$$\mathrm{Cone}(\sigma,x):\Delta_{p+1}\to\mathbb{R}^n$$

dont la première face (comme définie ici) est égale à $\sigma$, et qui envoie le premier sommet $v_{p+2}^{1}$ de $\Delta_{p+1}$ sur le point $x$.

Démonstration du lemme sur les cycles affines. La preuve est basée sur la remarque triviale suivante : si $\sigma$ est non-singulier (c’est-à-dire injectif) et si $x$ n’appartient pas au $p$-plan affine engendrée par l’image de $\sigma$ dans $\mathbb{R}^n$, alors l’application affine $\mathrm{Cone}(\sigma,x)$ est elle aussi injective, autrement dit $\mathrm{Cone}(\sigma,x)$ est un $(p+1)$-simplexe non-singulier.

Considérons maintenant un $p$-cycle non-singulier $\omega=\sum_{i=1}^r\lambda_i\sigma_i$ à valeur dans $\mathbb{R}^n$, constitué de simplexes affines. On choisit un point $x$ qui n’appartient à aucun des $p$-plans engendrés par les images des simplexes $\sigma_1,\dots,\sigma_r$, et on considère $\mathrm{Cone}(\omega,x):=\sum_{i=1}^r \lambda_i \mathrm{Cone}(\sigma_i,x)$. C’est une $(p+1)$-chaîne non-singulière (constituée de simplexes affines). On vérifie très facilement que son bord est égal à $-\omega$. Ceci démontre le lemme.

C.Q.F.D.

Au vu de ces deux lemmes, la démonstration du Théorème 1bis se ramène à celle de la proposition suivante :

Proposition

Si $(\omega_t)_{t\in [0,1]}$ est un chemin continu de $p$-chaînes non-singulières à valeurs dans $\mathbb{R}^n$ ayant toutes les mêmes relations d’incidence, alors $\omega_1-\omega_0$ est le bord d’une $(p+1)$-chaîne non-singulière.

Par compacité de l’intervalle $[0,1]$, et par linéarité de l’opérateur bord, la proposition ci-dessus (et donc le Théorème 1bis) découle de l’énoncé suivant :

Proposition clé

Un $p$-cycle non-singulier $\omega$ à valeurs dans $\mathbb{R}^n$ étant fixé, pour tout $p$-cycle non-singulier $\omega'$ ayant les mêmes relations d’incidence que $\omega$, et suffisamment proche de $\omega$, la différence $\omega'-\omega$ est le bord d’une $(p+1)$-chaîne non-singulière.

La preuve de cette proposition est relativement délicate, et fait l’objet d’un article complet.


[1Cela transparaît par exemple à la fin du paragraphe 6 de l’Analysis Situs, où il affirme sans véritable démonstration que les groupes d’homologie $\overline{H}{}_1^\square(B)$ et $\overline{H}{}_2^\square(B)$ d’une boule $B$ de $\mathbb{R}^3$ sont de rang nul.

[2Cette conjecture affirme que l’homologie non-singulière (avec une définition un peu différente de celle que nous avons adoptée, ou on ne quotiente pas par les bissections) est isomorphe à l’homologie singulière.

[3F. Lalonde, Homologie de Shih d’une submersion (homologies non singulières des variétés feuilletées, Mémoires de la S.M.F. $2^e$ série, tome 30 (1987), 1—102.

[4J. Cerf, Homologie des simplexes plongés : une preuve nouvelle du théorème de Lalonde, Bulletin de la S.M.F., tome 118, n${}^{\rm o}$1 (1990), p. 1-25.