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La caractéristique d’Euler-Poincaré est un invariant topologique important. Son rôle clé provient en large partie du fait qu’elle se comporte bien vis-à-vis de diverses opérations (équivalence d’homotopie, union, produit cartésien), et est par conséquent facile à calculer dans de très nombreuses situations. Pour mettre en valeur cet aspect, nous allons tout d’abord donner une définition axiomatique de la caractéristique d’Euler-Poincaré. Puis nous montrerons que cette définition permet, à elle seule, de calculer la la caractéristique d’Euler-Poincaré de nombreux espaces. Ce n’est que dans un troisième temps que nous montrerons que la définition axiomatique « n’est pas vide », via une définition explicite de la caractéristique d’Euler-Poincaré et la formule du même nom.
Définition axiomatique de la caractéristique d’Euler-Poincaré
Il existe une unique manière d’associer un nombre $\chi(X)\in \mathbb{R}$ à chaque polyèdre fini $X$, de manière à satisfaire les trois conditions suivantes :
- Si $X$ est réduit à un point, alors $\chi (X)=1$.
- $\chi$ est un invariant d’homotopie : si $X$ et $X’$ ont le même type d’homotopie, $\chi(X)=\chi(X’)$,
- $\chi$ est additif : si $K_1,K_2$ sont deux sous-complexes d’un complexe cellulaire fini $K$, on a
$$\chi (\vert K_1 \cup K_2 \vert) = \chi (\vert K_1 \vert ) + \chi (\vert K_2 \vert ) - \chi (\vert K_1 \cap K_2 \vert ),$$
avec la convention que $\chi (\emptyset ) = 0$.
Ce nombre $\chi(X)$ est entier pour tout polyèdre $X$, et est appelé la caractéristique d’Euler-Poincaré de $X$.
Insistons à nouveau sur un point important. L’entier $\chi(X)$ n’est au départ défini que dans le cas où $X$ est un polyèdre fini. Cependant, d’après la propriété ii, la définition s’étend automatiquement à tout espace topologique qui a le type d’homotopie d’un polyèdre. Ceci définit la caractéristique d’Euler-Poincaré de toute variété fermée (puisqu’une telle variété est homéomorphe à un polyèdre fini).
Premiers exemples
Les propriétés i, ii et iii du théorème-définition permettent à elles seules de calculer la caractéristique d’Euler-Poincaré de nombreux espaces (sans même avoir à montrer le théorème, i.e. sans avoir à donner de définition constructive de $\chi(X)$) :
- La caractéristique d’Euler-Poincaré d’un convexe est égale à +1. Cela découle des propriétés i et ii, et du fait qu’un convexe est contractile.
- La caractéristique d’Euler-Poincaré d’une réunion disjointe est la somme des caractéristiques d’Euler-Poincaré des éléments. C’est un cas particulier de la propriété iii.
- La caractéristique d’Euler-Poincaré d’un cercle est nulle. En effet, un cercle est la réunion de deux arcs dont l’intersection consiste en deux arcs. Tout arc est contractile donc de caractéristique d’Euler $+1$. D’après la propriété iii, on a donc $\chi(\mathbb{S}^1)=1+1-2=0$.
- La caractéristique d’Euler-Poincaré de la sphère $\mathbb{S}^2$ est égale à $2$. En effet, $\mathbb{S}^2$ est la réunion de deux disques dont l’intersection est un cercle. Par le même raisonnement que ci-dessus, on a donc $\chi(\mathbb{S}^2)=1+1-0=2$.
- La caractéristique d’Euler-Poincaré de la sphère $\mathbb{S}^3$ est nulle. En effet, $\mathbb{S}^3$ est la réunion de deux boules dont l’intersection est une sphère $\mathbb{S}^2$. Par le même raisonnement que ci-dessus, on a donc $\chi(\mathbb{S}^3)=1+1-2=0$.
- Par récurrence, $\chi (\mathbb{S}^n)=0$ pour $n$ impair et $2$ pour $n$ pair (y compris $n=0$).
- La caractéristique d’Euler-Poincaré de la figure $8$, formée de deux cercles recollés sur un point, vaut $0+0-1=-1$.
- La caractéristique d’Euler-Poincaré du tore $\mathbb{T}^2$ est nulle. En effet, $\mathbb{T}^2$ auquel on ôte un disque ouvert a le type d’homotopie de la figure 8. On a donc $\chi(\mathbb{T}^2)= -1+1-0=0$.
- Soit $\Sigma_g$ la surface fermée de genre $g$, définie comme somme connexe de $g$ tores. La caractéristique d’Euler-Poincaré de $\Sigma_g$ vaut $2-2g$. En effet, pour $g\geq 2$, $\Sigma_g$ s’obtient à partir de $\Sigma_{g-1}$ en ôtant deux disques et en recollant les bords. On a donc $\chi(\Sigma_g) = \chi(\Sigma_{g-1}) -2+0$ et par conséquent, par récurrence, $\chi(\Sigma_{g})=2-2g$.
Les exemples ci-dessus montrent que l’on peut calculer la caractéristique d’Euler-Poincaré de nombreux polyèdres $X$, en décomposant $X$ en morceaux, que l’on décompose eux-mêmes en morceaux... que l’on fini par contracter sur des points. En fait, les topologues ont coutume de penser à $\chi(X)$ comme « au nombre de points de $X$ à homotopie près ».
- Calculer la caractéristique d’Euler-Poincaré d’un graphe fini, en termes de son groupe fondamental. En déduire le comportement du nombre de générateurs d’un groupe libre par passage à un sous-groupe d’indice fini.
- Soit $X\subset \mathbb{R}^3$ l’ensemble des points dont deux des trois coordonnées sont entières. Soit $X_{\epsilon}\subset \mathbb{R}^3$ l’ensemble des points de $\mathbb{R}^3$ situés à distance $\epsilon>0$ de $X$, pour $\epsilon$ petit. Soit $X_{\epsilon, R}\subset \mathbb{R}^3$ l’intersection de $X_{\epsilon}$ avec une boule de rayon $R$. Estimer $\chi(X_{\epsilon, R})$.
Caractéristique d’Euler-Poincaré d’un produit et conséquences
Plutôt que de démontrer immédiatement le théorème-définition, continuons à en explorer les conséquences.
Si $X_1,X_2$ sont deux polyèdres finis, on a $\chi(X_1\times X_2)= \chi(X_1)\chi(X_2)$.
Démonstration.
Supposons tout d’abord $\chi(X_1) \neq 0$. Pour tout polyèdre $X$, on peut alors considérer le nombre
$$\widehat \chi(X):=\frac{1}{\chi(X_1)} \chi (X_1\times X).$$
On constate que ce nombre vérifie lui aussi les propriétés i, ii et iii du théorème. Par l’unicité dans le théorème, on a donc $\widehat \chi(X)=\chi(X)$ pour tout $X$. Ceci prouve la proposition dans le cas où $\chi(X_1) \neq 0$.
Bien sûr, la proposition se démontre de manière symétrique lorsque $\chi(X_2) \neq 0$.
Il reste à traiter le cas où $\chi(X_1)=\chi(X_2)=0$. Il suffit d’écrire
$$\begin{array}{rcll} \chi(X_1 \times X_2) & = & \chi(X_1 \times X_2) + \chi (X_2) & \\ & = & \chi\left((X_1 \times X_2)\sqcup X_2\right ) & \mbox{d'après }ii\\ & = & \chi\left((X_1 \sqcup \{*\}) \times X_2\right )& \\ & = & \chi(X_1 \sqcup \{*\})\chi( X_2) & \mbox{car }\chi(X_1 \sqcup \{*\})\neq 0\\ & = & \left(\chi(X_1)+1\right)\chi( X_2) & \mbox{d'après }i \mbox{ et }iii\\\ & = & 1\times 0 \\ & = & 0 \times 0 \\ & = & \chi(X_1)\chi(X_2). \end{array}$$
C.Q.F.D.
Si $E$ est un fibré localement trivial de base $B$ et de fibre $F$ (où $E$, $B$ et $F$ sont des variétés compactes), on a
$$\chi (E) = \chi(B) \chi(F).$$
En particulier, si $E$ est un revêtement à $n$ feuillets d’une variété compacte $B$, on a
$$\chi(E)= n \chi (B).$$
$$\chi(V_i)=\chi(U_i)\times\chi(F).$$
Plus généralement, on a
$$\chi(V_{i_1}\cap \dots\cap V_{i_k})= \chi(U_{i_1}\cap \dots\cap U_{i_k})\times\chi(F).$$
Le corollaire en découle.
C.Q.F.D.
Établir une formule (de Riemann-Hurwitz) exprimant la caractéristique d’Euler-Poincaré d’un revêtement ramifié, en fonction de son degré et de la nature des points de ramification.
Preuve de l’unicité de la caractéristique d’Euler-Poincaré
Il reste à prouver notre Théorème-définition. L’existence de $\chi$ sera démontré dans d’autres articles (ici et là). Contentons nous pour l’instant de l’unicité.
A-t-on vraiment besoin de montrer cette unicité ? Les exemples ci-dessus montrent clairement qu’on peut calculer $\chi(X)$, sans savoir ce qu’il signifie, à partir des seules propriétés i, ii et iii du Théorème-définition. C’est une preuve expérimentale de l’unicité de $\chi(X)$ !
Démonstration de la partie « unicité » du Théorème-définition. On raisonne par récurrence sur le nombre de faces d’une cellulation. Supposons avoir démontré l’unicité de la caractéristique par récurrence pour tous les polyèdres associés à des cellulations ayant moins de $n$ faces. Si $K$ est un complexe cellulaire a $n$ faces, il peut s’écrire sous la forme $K_0\cup F$ où $K_0$ a moins de $n$ faces et $F$ est une face. On peut alors écrire
$$\chi (\vert K \vert ) = \chi (\vert K_0 \vert )+1 - \chi (\vert K_0 \cap F \vert)$$
de sorte que la valeur de $\chi(|K|)$ est uniquement définie.
C.Q.F.D.