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Les surfaces plongées dans l’espace sont orientables

Dans l’article "Quelques surfaces non-orientables", on peut contempler de jolies vidéos présentant des immersions du plan projectif et de la bouteille de Klein dans $\mathbb{R}^3$. Mais ces représentations ne sont pas tout à fait fidèles puisque les surfaces s’auto-intersectent. Autrement dit, ce ne sont pas des plongements.

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Une bouteille de Klein immergée — mais pas plongée — dans l’espace.

Il semble en effet compliqué de plonger une bouteille de Klein dans l’espace. Cette bouteille a la particularité de n’avoir pas d’intérieur ni d’extérieur : elle n’est pas orientable. Comment fabriquer un tel objet sans que le goulot "passe à travers la bouteille" ? Le théorème suivant affirme ce que notre intuition suggère : c’est tout simplement impossible.

Théorème

Toute surface compacte sans bord plongée dans $\mathbb{R}^3$ est orientable.

Intuitivement, on aimerait dire que toute surface plongée doit découper l’espace en deux morceaux, l’intérieur et l’extérieur. Mais ce fait est beaucoup moins évident qu’il n’y paraît, et n’importe quelle preuve utilise de façon plus ou moins détournée la cohomologie. On peut par exemple faire appel au théorème de dualité d’Alexander. La preuve que nous donnons ici repose sur la suite exacte de Mayer—Wietoris.

Démonstration.

Soit $\Sigma$ une surface plongée dans $\mathbb{R^3}$. Commençons par inclure $\mathbb{R^3}$ dans la sphère $\mathbb{S}^3$ en "ajoutant un point à l’infini".

Comme $\mathbb{R}^3$ est orientable, la surface $\Sigma$ est orientable si et seulement si l’on peut choisir continûment pour tout point $x$ de $\Sigma$ un vecteur tangent à $\mathbb{R}^3$ transverse à $\Sigma$. En effet si un tel choix $n_x$ existe on peut décider que deux vecteurs $u$ et $v$ tangents à $\Sigma$ en $x$ forme une base directe si et seulement si $(u,v,n_x)$ forme une base directe de $\mathbb{R}^3$. Réciproquement si $\Sigma$ est orientée, on peut choisir $n_x$ comme étant le vecteur normal à $\Sigma$ en $x$ de norme $1$ tel que $(u,v,n_x)$ forme une base directe de $\mathbb{R}^3$ lorsque $(u,v)$ forme une base directe de $T_x \Sigma$.

Supposons par l’absurde que $\Sigma$ ne soit pas orientable. Soit $\hat{\Sigma}$ l’ensemble des points à distance exactement $\epsilon$ de $\Sigma$. Pour $\epsilon$ suffisemment petit, $\hat{\Sigma}$ est une surface plongée dans $\mathbb{R}^3$ qui est un revêtement double connexe orientable de $\Sigma$.

Notons $U$ l’ensemble des points de $\mathbb{R}^3$ dont la distance à $\Sigma$ est strictement inférieure à $\frac{3}{2} \epsilon$, et $V$ le complémentaire dans $\mathbb{S}^3$ de l’ensemble des points dont la distance à $\Sigma$ est inférieure où égale à $\frac{1}{2} \epsilon$. L’ouvert $U$ se rétracte sur $\Sigma$, tandis que l’ouvert $U \cap V$ se rétracte sur $\hat{\Sigma}$.

Écrivons maintenant la suite de Mayer-Vietoris à coefficients dans $\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$ associée au recouvrement de $\mathbb{S}^3$ par $U$ et $V$ :

$$\xymatrix{ \cdots \qquad \ar[r] &H_3(U, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z})\oplus H_3(V, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \ar[r] & H_3(\mathbb{S}^3, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \ar[lldd]_{\delta}\\ &&\\ H_2(U\cap V, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \ar[r] & H_2(U, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z})\oplus H_2(V, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \ar[r]& H_2(\mathbb{S}^3, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) }$$

Comme $U$ et $V$ sont des variétés ouvertes de dimension $3$, on a $H_3(U, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z})\ = H_3(V, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) = 0$. Par ailleurs, on sait que $H_3(\mathbb{S}^3, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \simeq \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$ et que $H_2(\mathbb{S}^3,\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) = 0$ (voir par exemple l’article "Homologie du cercle et des sphères"). Enfin, comme $U\cap V$ et $U$ se rétractent sur des surfaces fermées connexes, on a $H_2(U\cap V, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \simeq H_2(U,\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \simeq \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$. La suite exacte se réécrit :

$$0 \to \mathbb{Z}/2\mathbb{Z} \overset{\delta}{\to} \mathbb{Z}/2\mathbb{Z} \to H_2(U,\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \oplus H_2(V,\mathbb{Z}/2\mathbb{Z})\to 0~.$$

Le morphisme $\delta$ est injectif, donc surjectif. On obtient finalement la suite exacte

$$0 \to H_2(U,\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \oplus H_2(V,\mathbb{Z}/2\mathbb{Z})\to 0~.$$

En particulier, $H_2(U,\mathbb{Z}/2\mathbb{Z})$ doit s’annuler, ce qui est absurde puisque $H_2(U,\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \simeq \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$.

C.Q.F.D.

Pourquoi $\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$ ?

La preuve ne fonctionnerait pas avec l’homologie à coefficients entiers. En effet, comme $U$ se rétracte sur $\Sigma$, on a $H_2(U,\mathbb{Z}) = H_2(\Sigma,\mathbb{Z})= 0$ car $\Sigma$ n’est pas orientable. En revanche, l’homologie à coefficients dans $\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$ "oublie" l’orientation, et on a donc bien $H_2(\Sigma,\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) = \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$. Tout ça est expliqué plus en détails dans l’article "Homologie des surfaces non-orientables".