> Introduction à l’Analysis situs par les surfaces > Classification des surfaces triangulées équipées de fermetures (...) Classification des surfaces triangulées équipées de fermetures éclairZIP-proof de Conway |
La démonstration que nous donnons ici est due à John Conway. Elle est tirée de l’article Conway’s ZIP Proof de George Francis et Jeffrey Weeks [1].
Les différentes preuves du théorème de classification des surfaces que l’on trouve dans les livres modernes s’inspirent pour la plupart de la preuve donnée par Seifert et Threlfall dans leur livre de 1934 [2]. Cette dernière, quoique constructive, utilise un artifice en évoquant une certaine “forme standard”. Nous présentons ici une preuve écrite par Conway en 1992, qui utilise la nature constructive de la preuve de Seifert et Threlfall tout en éliminant les incongruités de la forme standard. Conway nomme ainsi sa preuve la « Zero Irrelevancy Proof » ou encore « ZIP-proof ». Comme nous allons le voir, elle offre une approche plus claire et qui se formule en termes amusants.
Toute surface fermée [3] et connexe est homéomorphe à l’une des surfaces suivantes :
Un trou dans une surface est l’intérieur d’une partie homéomorphe à un disque fermé que l’on retire de la surface considérée. On obtient alors une surface dont le bord a une composante connexe supplémentaire, homéomorphe à un cercle. La somme connexe de deux surfaces connexes s’obtient en faisant un trou dans chacune des deux surfaces et en identifiant les deux composantes de bord obtenues alors : ce n’est pas évident a priori mais la surface que l’on obtient est bien définie, c’est-à-dire qu’elle ne dépend pas, à homéomorphisme près, des choix faits dans cette construction.
La première preuve rigoureuse du théorème de classification fut donnée par Dehn et Heegaard en 1907 [6], sous l’hypothèse de l’existence de triangulations pour les surfaces, c’est-à-dire en supposant que ces dernières peuvent être découpées en un nombre fini de triangles dont les intersections se font selon les arêtes et les sommets (voir notre rubrique Triangulations des variétés). La preuve fut définitivement complète en 1925 lorsque Radó démontra l’existence de telles triangulations pour les surfaces. Un des ingrédients clé de la preuve du théorème de Radó est le théorème de Jordan qui assure que toute courbe simple [7] fermée dans le plan sépare ce dernier en deux composantes connexes, l’une bornée et l’autre non [8]. Il est facile de voir que le théorème de Jordan dans le plan s’énonce de la même façon sur la sphère. Sur les autres surfaces fermées, les choses sont bien différentes puisqu’il existe des courbes simples fermées sur ces surfaces qui ne séparent pas ces dernières [9].
Nous allons donner la généralisation du théorème de Jordan pour n’importe quelle surface fermée et connexe mais introduisons d’abord la notion de genre pour une surface, notion bien connue depuis Riemann au moins [10] :
Une sphère est de genre 0, une surface orientable fermée et connexe avec $g$ anses est une surface de genre $g$ et une surface non orientable fermée et connexe avec $g$ calottes croisées ($g$ non nul) est, par définition, de genre $g-1$.
Le nombre maximum de courbes simples fermées et disjointes qui peuvent être retirées d’une surface orientable fermée et connexe de genre $g$ sans la disconnecter est égal à $g$. Le même nombre pour une surface non orientable de genre $g$ est égal à $(g+1)$.
Nous rappelons que les surfaces sont des objets topologiques et qu’à ce titre nous ne nous priverons de les déformer et de les tordre librement ! En effet, deux surfaces sont considérées équivalentes dès lors qu’elles sont homéomorphes et nous nous intéressons en fait aux classes d’équivalence de surfaces.
L’outil de base : les zips
Nous allons introduire les opérations de base qui seront les briques élémentaires de la preuve. Il s’agit de découper les surfaces en installant des « fermetures éclair » le long d’un découpage ou bien de recoudre des morceaux de surface au moyen de fermetures éclair déjà en place. Par souci de simplicité, nous ne nous priverons pas d’employer le terme anglais « zips » et parlerons de « paire de zips » pour désigner de telles fermetures éclair. Dans le même esprit, nous utiliserons également le verbe « zipper », créé pour l’occasion et correspondant au fait de fermer une fermeture éclair donnée. Ainsi, nous allons zipper et dézipper des zips pour démontrer le théorème !
Le film précédent montre une surface dont le bord est constitué de deux composantes connexes chacune homéomorphe à un cercle et équipée d’un zip, c’est-à-dire d’une moitié de fermeture éclair comme nous l’avons vu. Si l’on zippe les deux zips, autrement dit si l’on remonte la fermeture éclair, on obtient une anse sur la surface.
Si l’on renverse l’orientation de l’un des zips, l’un des tubes doit « passer à travers lui-même » pour que les orientations des zips soient cohérentes. La figure ci-dessous montre l’intersection du tube avec lui-même : zipper les zips donne alors une anse croisée. La représentation d’une anse croisée contient une ligne d’auto-intersection qui est un artefact dû à notre volonté d’immerger dans l’espace euclidien de dimension 3. Il aurait suffi de faire le même dessin dans un espace de dimension 4 pour éviter ce genre de désagrément ☺️.
Si les zips occupent maintenant les deux moitiés d’une même composante connexe du bord homéomorphe à un cercle et que les orientations sont cohérentes (voir ci-dessous), après avoir zippé, on obtient alors une calotte, ce qui est topologiquement trivial et ne sera plus considéré par la suite.
Si les orientations sont incohérentes, le résultat est alors tout à fait intéressant comme le montre le film suivant. On déforme la surface de telle sorte que les points correspondants des deux zips se retrouvent l’un en face de l’autre et on commence à zipper. Au début, tout se passe bien et la tête du zip monte sans contrainte jusqu’en haut. Une fois qu’elle atteint le haut et commence à redescendre, zipper ensemble les deux autres morceaux crée une ligne d’auto-intersection. Comme précédemment, l’auto-intersection est essentiellement un artefact de la représentation et n’a aucune influence sur la topologie intrinsèque de la surface. Le résultat final est une calotte croisée.
Toute surface compacte, éventuellement à bord, est homéomorphe à une collection finie de sphères, chacune d’entre elles ayant un nombre fini d’anses, d’anses croisées, de calottes croisées et de trous.
Nous dirons dans ce cas que la surface est ordinaire.
Démonstration.
On se donne une triangulation quelconque de la surface et on équippe les arêtes des triangles au moyen de zips. On dézippe toutes les paires de zips et la surface s’effondre en une collection finie de triangles munis de zips le long de leurs bords. Cette collection de triangles est une surface ordinaire car chacun d’entre eux est homéomorphe à une sphère avec un trou. On rezippe alors l’un après l’autre chaque zip avec son zip compagnon dans la triangulation initiale.
Il n’est pas difficile de voir que la surface résultante est ordinaire, ce que l’on montre en détail dans le lemme suivant. On continue de rezipper les différentes paires les unes après les autres, en notant qu’à chaque étape, le lemme suivant assure que la surface reste ordinaire. Quand la dernière paire de zips a été rezippée, la surface de départ a été restaurée et celle-ci est bien ordinaire.
Soit une surface ayant des zips installés sur des parties de son bord. Si la surface est ordinaire avant la fermeture des zips, alors c’est encore une surface ordinaire après celle-ci.
Démonstration.
On considère d’abord le cas où chacun des zips occupe entièrement une composante connexe du bord homéomorphe à un cercle. Si deux « cercles du bord » sont sur la même composante connexe de la surface, quitte à déformer la surface, on peut supposer que les deux cercles sont côte à côte. Il suffit alors de les zipper, ce qui conduit à une anse ou une anse croisée selon leur orientation relative. Si les deux cercles sont sur des composantes connexes différentes de la surface, le fait de les zipper revient à recoller les deux composantes connexes pour n’en donner plus qu’une seule.
Ensuite on considère le cas de deux zips partageant le même cercle du bord et l’occupant entièrement. Selon leur orientation respective, le fait de les zipper conduit à une calotte ou une calotte croisée.
Enfin, on considère les différents cas dans lesquels les zips n’occupent pas entièrement des bords circulaires mais peuvent laisser des trous. Par exemple, zipper les zips comme sur le film suivant transforme deux trous en une anse avec un trou sur le dessus. Le trou peut ensuite être glissé hors de l’anse.
Deux lemmes essentiels
Une anse croisée est homéomorphe à deux calottes croisées.
Démonstration
On considère une surface avec un « trou de Klein ». Si les zips parallèles sont zippés en premier, la perforation se scinde en deux trous. Lorsqu’on zippe les zips restants, on est conduit à une anse croisée, comme le montre le film suivant.
Si par contre les zips antiparallèles sont zippés en premier, on obtient alors un trou avec un « pont de Möbius ». Le film suivant montre comment faire glisser l’un des trous le long de la ligne d’auto-intersection de la calotte croisée, pour finalement zipper la paire de zips restante et ainsi former une deuxième calotte croisée.
La nature topologique de la surface ne dépend pas de l’ordre utilisé pour zipper les différents morceaux, ce qui permet de conclure qu’une anse croisée est homéomorphe à deux calottes croisées.
Anses et anses croisées sont équivalentes en présence d’une calotte croisée.
Démonstration.
On considère deux trous avec des zips orientés comme sur le film suivant. Si les flèches oranges sont zippées en premier, on obtient une anse avec des instructions pour une calotte croisée. Si par contre, un des tubes passe à travers lui-même et qu’on commence par zipper les zips jaunes, on obtient une anse croisée avec des instructions pour une calotte croisée. Bien entendu dans les deux cas, les calottes croisées peuvent être glissées librement le long de l’anse ou de l’anse croisée correspondante, tout comme on l’a déjà vu pour un trou dans une anse. Ainsi, en présence d’une calotte croisée, une anse est homéomorphe à une anse croisée.
Il ne nous reste plus qu’à terminer la démonstration du théorème. D’après la version préliminaire du théorème de classification, toute surface fermée et connexe est homéomorphe à une sphère à anses, à anses croisées ou à calottes croisées. Supposons qu’au moins une anse croisée ou une calotte croisée soit présente. Nous avons vu que toute anse croisée est homéomorphe à deux calottes croisées, ce qui permet de ne considérer que les sphères ayant des anses et des calottes croisées. Or, si l’on suppose qu’au moins une calotte croisée est présente, nous avons vu que toute anse est alors équivalente à une anse croisée. En utilisant à nouveau le fait que toute anse croisée est homéomorphe à deux calottes croisées, il ne reste plus que des calottes croisées sur la sphère.
Nous avons alors montré que toute surface connexe et fermée est homéomorphe à une sphère à anses ou bien une sphère à calottes croisées.
Toutes les surfaces du théorème de classification sont bien topologiquement différentes et deux invariants topologiques les distinguent : leur orientabilité et leur caractéristique d’Euler-Poincaré. Une sphère à $g$ anses est une surface orientable de caractéristique d’Euler-Poincaré égale à $2-2g$ alors qu’une sphère à $g$ calottes croisées ($g$ non nul) est une surface non orientable de caractéristique d’Euler-Poincaré égale à $2-g$.
[1] Cet article est paru dans American Mathematical Monthly 106 (1999), p. 393-399.
[2] On trouvera les références exactes de ce manuel célèbre et de sa traduction anglaise de 1980 dans notre liste de livres de référence.
[3] C’est-à-dire compacte et sans bord.
[4] Cette terminologie n’est pas très courante... une innovation d’Henri Paul de Saint-Gervais peut-être ? En anglais, on parle de cross-cap.
[5] Que les plus impatients retiennent leur souffle, les définitions d’anses et d’anses croisées seront données un peu plus loin.
[6] Dans leur survol « Analysis Situs », paru dans Enzyklopädie der mathematischen Wissenschaften III AB 3, B.G. Teubner Verlag, p. 153–220.
[7] C’est-à-dire d’image injective.
[8] Il faut citer Schönflies et Brouwer parmi les artisans de ce théorème, dont la preuve est beaucoup plus facile si l’on suppose la courbe lisse, et pas seulement continue.
[9] Il suffit de penser à un tore de révolution et l’équivalent de ce qu’on a envie d’appeler un méridien.
[10] Nos lecteurs curieux de découvrir l’évolution et les multiples avatars de cette notion pourront consulter le livre What is the genus ? (2016) de Patrick Popescu-Pampu, l’un des collaborateurs de Henri Paul. Ses références exactes sont indiquées dans notre liste de textes d’histoire des mathématiques.