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La genèse du groupe fondamental chez Poincaré

Ce serait une erreur de croire que le groupe fondamental est apparu tout à coup à Poincaré, un peu comme lorsqu’il découvrit le rôle de la géométrie non euclidienne soudainement en mettant le pied sur la marche d’un omnibus [1]. Au contraire, le processus fut lent (si on le compare à la vitesse habituelle de Poincaré…), et s’est développé entre le début de sa carrière, en 1881, et le premier mémoire sur l’Analysis situs en 1895. On se propose ici de revenir sur les étapes principales dans l’élaboration de ce concept.

1881-1882 : les groupes fuchsiens

Une partie importante du livre célèbre de Henri-Paul de Saint Gervais est consacrée à la découverte des groupes fuchsiens. On en recommande vivement la lecture ! Nous nous contenterons ici de quelques remarques rapides sur cette période.

Poincaré cherche à « résoudre » des équations différentielles linéaires du second ordre de la forme $a(x) d^2y/dx^2 + b(x) dy/dx+c(x)y=0$. Les solutions cherchées sont des fonctions $y(x)$ de la variable $x$, pensée naturellement comme un nombre complexe.

L’équation différentielle a des coefficients $a,b,c$ qui sont des fractions rationnelles en $x$, qui peuvent donc présenter des pôles. Il en résulte qu’il faut s’attendre à ce que la fonction $y(x)$ ne reprenne pas la même valeur lorsqu’on « tourne autour d’un pôle ».

A vrai dire, Poincaré est plus intéressé par le cas où $x$ est un point d’une certaine courbe algébrique, c’est-à-dire qu’on a une relation de la forme $p(x,x_1)=0$ pour un certain polynôme $p$ et que les coefficients de l’équation différentielle sont des fractions rationnelles en $x,x_1$.

En résumé, les solutions cherchées sont des fonctions multiformes sur une surface de Riemann compacte privée d’un nombre fini de points.

Poincaré explique clairement qu’il est guidé par les fonctions elliptiques, qui faisaient partie à l’époque du curriculum de tout étudiant en mathématiques. Dans ce cas, les fonctions $y(x)$ sont multiformes sur une courbe elliptique et Abel avait eu le génie de considérer les fonctions réciproques $x(y)$ et de constater que ces fonctions devenaient des fonctions méromorphes uniformes et doublement périodiques, c’est-à-dire invariantes par les translations d’un réseau $\Lambda \subset \mathbb C $. Poincaré a l’intuition que ce phénomène d’uniformisation se généralise à beaucoup d’équations différentielles du second ordre. Pour cela, il commence par traiter des exemples très particuliers, puis, peu à peu, il envisage le cas général.

Il découvre donc que, dans de nombreux cas, les solutions $y(x)$ deviennent uniformes lorsqu’on considère leurs réciproques : ce sont des fonctions méromorphes $x(y)$ définies dans l’intérieur d’un disque du plan complexe, que Poincaré équipe de la géométrie non euclidienne (qui porte son nom mais qu’il n’a pas inventée). Par ailleurs, il découvre que l’analogue des translations qui préservent une fonction elliptique est un groupe discret d’isométries du disque, qu’il appelle un groupe fuchsien.

Les fonctions fuchsiennes sont donc des fonctions méromorphes sur le disque invariantes par un groupe discret d’isométries.

Quelques remarques à ce sujet.

Tout mathématicien moderne exprime les faits précédents en disant que le quotient du disque de Poincaré par le groupe fuchsien « est » la surface de Riemann de départ (de la variable $x$). Ce serait cependant une erreur de penser que Poincaré maniait si aisément le concept de structure quotient, familier (en principe) aux étudiants d’aujourd’hui. Poincaré ne « passe pas au quotient » mais il établit une correspondance entre les fonctions méromorphes sur le disque invariantes par le groupe fuchsien donné, et les fonctions méromorphes sur la surface de Riemann de départ (ou si l’on préfère, rationnelles sur la courbe algébrique associée). Passer au quotient n’est pas facile, et ni Poincaré ni son compétiteur Klein ne savent le faire autrement qu’en construisant des domaines fondamentaux, et en recollant leurs bords convenablement, ce qui est intuitif mais guère satisfaisant d’un point de vue conceptuel.

Un mathématicien moderne présenterait immédiatement les mêmes faits dans un autre ordre. Il partirait d’une surface de Riemann qui a « bien sûr » un revêtement universel, et il dirait que le travail de Poincaré consiste à identifier ce revêtement universel avec le disque ouvert ainsi que le groupe fondamental avec le groupe fuchsien. Poincaré ne s’exprimait pas de cette façon en 1882, et de son point de vue le disque n’est pas sécrété par la surface de Riemann (sic). Il s’agit au contraire de partir du disque, de construire des groupes, puis des fonctions méromorphes invariantes, et de montrer qu’en choisissant convenablement le groupe, on peut retrouver les fonctions rationnelles (c’est-à-dire méromorphes) sur la surface de Riemann de départ.

Une première indication qu’on peut passer directement et naturellement d’une surface à « son revêtement universel » se trouve dans l’une des lettres que Klein envoie à Poincaré. Le 14 mai 1882, il écrit en effet :


M. Schwarz m’a communiqué une autre toute différente, bien qu’également basée sur des considérations de continuité, lors de la visite que je lui ai rendue récemment (le 11 avril) à Göttingen. Sans avoir reçu de lui une autorisation explicite, je pense tout de même devoir vous écrire à ce sujet. Schwarz se représente une surface de Riemann découpée d’une manière appropriée, ensuite recouverte une infinité de fois et les différents recouvrements liés dans les sections de telle sorte qu’il en résulte une surface totale qui correspond à l’ensemble des polygones placés les uns à côté des autres dans le plan. Cette surface totale, pour autant que l’on puisse donner un tel nom à une surface infiniment étendue (ce qu’il faut justement éclaircir), est dans le cas d’une fonction η de seconde espèce (cas auquel Schwarz s’est d’abord limité) simplement connexe et à contour simple, et il ne s’agit donc maintenant que de voir si on peut appliquer, de manière habituelle, aussi une telle surface simplement connexe et à contour simple sur l’intérieur d’un cercle. Ce cheminement de la pensée de Schwarz est en tout cas très beau.

L’idée de Schwarz est donc de partir d’une surface et de la « déplier » d’une manière ou d’une autre pour construire une surface simplement connexe « au dessus » de la surface initiale. Tout cela est encore flou et on note en passant que la « construction » de Schwarz n’est en aucun cas associée à un groupe.

1883 : le revêtement universel d’une surface

En 1883, Poincaré et Klein considèrent comme établi le fait que toute surface de Riemann compacte (éventuellement privée d’un nombre fini de points) peut être uniformisée par un groupe fuchsien (ou par des fonctions elliptiques, ou encore rationnelles). Poincaré s’attaque alors aux surfaces de Riemann non compactes. L’histoire de cette question est racontée par Henri-Paul de Saint Gervais. Un rôle important est joué par un article de Poincaré datant de 1883 et intitulé « sur l’uniformisation des fonctions ». Ici, nous ne retiendrons de cet article qu’une seule page dans laquelle il s’agit de mettre en œuvre l’idée de Schwarz, c’est-à-dire qu’il faut « démontrer » l’existence d’un revêtement universel défini « naturellement » à partir de la surface.

Il est intéressant de lire cette page :

Dans un premier temps, Poincaré considère une surface $S$, non nécessairement compacte, qu’il envisage, dans l’esprit de Riemann, comme étant étalée au dessus d’une variable complexe $x$. Pour chaque $x$, il y a un certain nombre de points de la surface « au dessus » de $x$, ce que Poincaré exprime en disant que $S$ est donnée par une ou plusieurs fonctions multiformes de la variable $x$. En termes modernes, la surface étudiée $S$ est présentée comme un revêtement au dessus du plan complexe privé d’un certains nombre de points de branchements ou autres points singuliers (sur lesquels Poincaré n’insiste pas vraiment, à part dans une note ajoutée en fin d’article visiblement sur les épreuves de l’imprimeur).

Puis, il explique qu’on peut suivre par continuité un point de $S$ qui se projette sur un chemin donné dans le plan $x$ :


Considérons $m$ fonctions de $x$, $y_1, y_2, \dots , y_m$ analytiques, non uniformes en général. Ces fonctions seront complètement définies lorsque l’on connaîtra, non seulement la valeur de $x$, mais encore le chemin par lequel la variable $x$ atteint cette valeur en partant du point initial $O$. Nous considérerons la variable $x$ comme se mouvant non sur un plan, mais sur une surface de Riemann $S$. Cette surface de Riemann sera formée de feuillets plans superposés comme dans les surfaces de Riemann, à l’aide desquelles on étudie les fonctions algébriques : seulement ici le nombre de feuillets sera infini.

Dans un second temps, il étudie ce qui se passe lorsqu’on suit un lacet, i.e. un chemin fermé :


Traçons dans le plan un contour fermé quelconque $C$ partant d’un point initial $x$ quelconque et revenant finir à ce même point $x$. La surface $S$ sera complètement définie, si nous disons à quelles conditions le point initial et le point final de ce contour devront être regardés comme appartenant à un même feuillet ou à des feuillets différents.
Or il y a deux sortes de contours $C$ ;


1° Ceux qui sont tels que l’une au moins des $m$ fonctions $y$ ne revient pas à sa valeur initiale quand la variable $x$ décrit $C$ ;


2° Ceux qui sont tels que les $m$ fonctions $y$ reviennent à leurs valeurs initiales quand la variable $x$ décrit le contour $C$.

En termes modernes, un lacet dans la base définit une permutation de la fibre du revêtement. Si cette permutation est triviale, cela entraîne que le lacet s’est relevé en un lacet de $S$ revenant ainsi au point de départ. Ainsi Poincaré note que la surface $S$ peut être vue comme l’ensemble des lacets de la variable $x$ où l’on identifie deux tels lacets s’ils définissent la même permutation. Notez qu’il s’agit « presque » d’un passage au quotient.

A vrai dire il n’a pas tout à fait raison sur ce point puisque la permutation induite sur la fibre peut avoir un point fixe sans être l’identité. Il s’agit de la distinction entre revêtement et revêtement galoisien (qui engendre tant d’erreurs chez les topologues).

Puis vient le point principal, dans lequel Poincaré définit le revêtement universel de $S$. En passant, notons qu’il ne peut jamais s’empêcher de décomposer tout ce qu’il rencontre en espèces, en sortes et en genres… Il constate que pour que la permutation associée à un lacet soit triviale, il suffit que le lacet soit homotope à un lacet constant, ce dont il donne une définition assez convaincante. Ceci lui permet alors de construire une surface « au dessus » de $S$ en identifiant des lacets lorsqu’ils sont homotopes et pas seulement lorsqu’ils définissent la même permutation. Poincaré affirme alors, sans démonstration, que cette surface est « simplement connexe », ce qui dans son vocabulaire de l’époque signifie qu’elle est homéomorphe à un plan.

Parmi les contours de la deuxième sorte, je distinguerai encore deux espèces :


1° $C$ sera de la première espèce, si l’on peut, en déformant ce contour d’une façon continue, passer à un contour infinitésimal de telle façon que le contour ne cesse jamais d’être de la seconde sorte ;


2° $C$ sera de la seconde espèce dans le cas contraire.


Eh bien, le point initial et le point final de $C$ appartiendront à des feuillets différents si ce contour est de la première sorte, ou de la seconde espèce de la seconde sorte. Ils appartiendront au même feuillet si $C$ est de la première espèce de la seconde sorte.

La surface de Riemann est alors complètement définie. Elle est simplement connexe et ne diffère pas, au point de vue de la Géométrie de situation, de la surface d’un cercle, d’une calotte sphérique ou d’une nappe d’un hyperboloïde à deux nappes.

On peut bien sûr reprocher ceci ou cela à cette construction mais elle est très proche de la construction moderne du revêtement universel : l’espace des chemins issus d’un point base où l’on identifie deux chemins de mêmes extrémités s’ils sont homotopes à extrémités fixes.

Deux remarques supplémentaires :

Tout d’abord, cette construction est valable en toutes dimensions, même si Poincaré ne la décrit que pour les surfaces (qui est le seul cas qui l’intéresse dans cet article).

Ensuite, il est important de constater qu’aucun groupe n’apparaît. La construction du revêtement universel d’un espace précède historiquement celle du groupe fondamental.

1892 : Comptes rendus de l’Académie des Sciences

La note de 1892 intitulée Analysis Situs est très courte et précède de trois ans le grand mémoire du même titre. Cette note montre que Poincaré avait complètement assimilé le concept de groupe fondamental dès cette époque, et il est très intéressant de la commenter in extenso :

La note commence par une allusion à ses travaux précédents sur les surfaces de Riemann et leur uniformisation. Dans ces travaux, et bien entendu dans les travaux antérieurs de Riemann, la topologie de la surface avait joué un rôle crucial, en particulier à travers ce que nous appelons aujourd’hui le genre (et que Poincaré appelle ici « ordre de connexion »). L’approche topologique de la théorie des surfaces passe par l’étude des courbes qu’on peut y tracer sans la disconnecter.


Sur l’Analysis Situs
Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. 115, p. 633-636 (31 octobre 1892).

On sait ce qu’on entend par l’ordre de connexion d’une surface et le rôle important que joue cette notion dans la théorie générale des fonctions, bien qu’elle soit empruntée à une branche toute différente des Mathématiques, c’est-à-dire à la géométrie de situation ou Analysis situs.

Dans un deuxième temps, Poincaré expose clairement sa motivation. Il s’agit d’étudier des espaces de dimensions plus grandes que 2. Clairement, il pense aux surfaces algébriques, qui ont donc une dimension réelle égale à 4 et il se demande dans quelle mesure on peut les étudier « à la Riemann ».


C’est parce que les recherches de ce genre peuvent avoir des applications en dehors de la Géométrie qu’il peut y avoir quelque intérêt à les poursuivre en les étendant aux espaces à plus de trois dimensions. Riemann l’a bien compris ; aussi, désireux de généraliser sa belle découverte, il s’est appliqué à l’étude de ces espaces au point de vue de l’Analysis situs et il a laissé sur ce sujet des fragments malheureusement très incomplets. Betti, dans le tome IV, 2e série des Annali di Matematica, a retrouvé et complété les résultats de Riemann. Considérant une surface (variété à $n $ dimensions) dans l’espace à $n+1$ dimensions, il a défini $n$ nombres $ p_1, p_2, \dots, p_{n-1}$ qu’il appelle les $n-1$ ordres de connexion de la surface.

En passant, on remarque la croyance « naïve » que toutes les variétés de dimension $n$ se plongent dans l’espace euclidien de dimension $n+1$… Pardonnons-lui cet excès d’optimisme !

Le passage suivant peut étonner en 1892. Un mathématicien de la classe de Poincaré, dans un article de recherche, doit-il se justifier de s’occuper de géométrie en dimension supérieure ou égale à 4 ? Il semble que Poincaré, même dans une courte note, se sente obligé de s’expliquer sur ce point. Sa justification, qui sera précisée dans l’introduction du grand mémoire de 1895, est essentiellement reliée aux surfaces algébriques et aux travaux de son ami Picard.



Les personnes que rebute la Géométrie à plus de trois dimensions pourraient croire ce résultat sans utilité et le regarder comme un vain jeu de l’esprit, si elles n’étaient averties de leur erreur par l’usage qu’a fait des nombres de Betti notre confrère M. Picard dans des travaux d’Analyse pure ou de Géométrie ordinaire.

Puis Poincaré pose le problème qu’il entend résoudre. Peut-on espérer que le « miracle » de la dimension 2 se reproduise, c’est-à-dire que les nombres de Betti suffisent pour déterminer si deux variétés sont homéomorphes  ? Le but de la note est de répondre par la négative et de donner des exemples de variétés (de dimension 3) qui ne sont pas homéomorphes bien qu’elles aient les mêmes nombres de Betti. Ce qui va les distinguer, ce sont bien sûr leurs groupes fondamentaux, qui ne seront pas isomorphes.


La question n’est pas épuisée cependant. On peut se demander si les nombres de Betti suffisent pour déterminer une surface fermée au point de vue de l’Analysis situs, c’est-à-dire si, étant données deux surfaces fermées qui possèdent mêmes nombres de Betti, on peut toujours passer de l’une à l’autre par voie de déformation continue. Cela est vrai dans l’espace à trois dimensions et l’on pourrait être tenté de croire qu’il en est encore de même dans un espace quelconque. C’est le contraire qui est vrai.

Poincaré donne donc sa définition du groupe fondamental. Pour cela, il commence presque par recopier son article de 1883 que nous venons de discuter. Mais il y introduit maintenant un groupe ! Autrement dit, il définit le revêtement universel dans les termes précédents, mais le groupe fondamental fait son apparition comme un groupe de permutations de la fibre au dessus d’un point : le groupe d’automorphismes du revêtement universel.

Voici plus de détails. Tout d’abord, il faut avoir conscience que le mot « surface » dans cette note signifie « variété de dimension $n$ » (toujours supposée plongée dans un espace euclidien de dimension $n+1$ mais cela n’a aucune importance).

Poincaré considère un revêtement de cette variété, qu’il exprime comme une fonction multiforme $F$ :


Pour nous en rendre compte, je vais envisager la question à un point de vue nouveau. Soient $x_1,x_2,\dots,x_{n+1}$ les coordonnées d’un point de la surface ; ces $n+1$ quantités sont liées entre elles par l’équation de la surface. Soient maintenant

$$F_1, F_2, ..., F_p $$

$p$ fonctions quelconques de ces $n+1$ coordonnées $x$ (coordonnées que je suppose toujours liées par l’équation de la surface et auxquelles je conviens de ne donner que des valeurs réelles).

Je ne suppose pas que les fonctions $F$ soient uniformes, mais je suppose que si le point $(x_1, x_2, ..., x_{n+1})$ décrit sur la surface un contour fermé infiniment petit, chacune des fonctions $F$ revient à sa valeur primitive.

Puis, comme en 1883, Poincaré remarque que les lacets sur la variété induisent des permutations des valeurs prises par $F$ mais il va plus loin qu’en 1883 puisqu’il considère ce groupe de permutations dont il dit qu’il est « discontinu, au moins en ce qui concerne sa forme » (ce qui ne semble pas bien clair ; peut-être veut-il simplement dire que ce groupe est dénombrable ?).


Cela posé, supposons que notre point décrive sur la surface un contour fermé fini, il pourra se faire que nos $p$ fonctions ne reviennent pas à leurs valeurs initiales, mais deviennent

$$F_1′, F_2′, ..., F_p′$$


ou, en d’autres termes, qu’elles subissent la substitution

$$(F_1, F_2, ..., F_p; F_1′, F_2′, ..., F_p′).$$

Toutes les substitutions correspondant aux divers contours fermés que l’on peut tracer sur la surface forment un groupe qui est discontinu (au moins en ce qui concerne sa forme).

Enfin, il note que le groupe obtenu dépend évidemment du revêtement choisi, i.e. de la fonction multiforme choisie. Il pourrait reprendre sa construction de 1883 du revêtement universel utilisant les classes d’homotopie de chemin, choisir ce revêtement particulier, et considérer le groupe de permutations correspondant. Mais il ne suit pas cette méthode. Il affirme, sans démonstration, que tous les groupes obtenus pour tous les revêtements, sont des quotients du plus grand d’entre eux, celui associé aux fonctions multiformes « les plus générales ».


Ce goupe dépend évidemment du choix des fonctions $F$ ; supposons d’abord que ces fonctions soient les plus générales que l’on puisse imaginer en ne s’imposant pas d’autre condition que celle que nous avons énoncée plus haut, et soit $G$ le groupe correspondant. Soit $G′ $ le groupe correspondant à un autre choix de ces fonctions ; $G′$ sera isomorphe à $G$, holoédriquement en général, mériédriquement dans quelques cas particuliers.

Ainsi le groupe fondamental apparaît comme le groupe d’automorphismes du plus grand des revêtements, celui qui est le plus « général », que nous appelons aujourd’hui « universel ».

Evidemment, deux variétés homéomorphes ont des groupes fondamentaux isomorphes.

Cela dit, Poincaré, emporté par l’enthousiasme, se laisse aller à affirmer la réciproque. Cette réciproque est tellement « moins évidente » qu’elle est bien sûr fausse. Comment imaginer que Poincaré n’ait pas pensé que $\mathbb S^2 \times \mathbb S^2 $ et $\mathbb S ^4$ ne sont pas homéomorphes bien que tous deux simplement connexes ?


Le groupe $G$ peut donc servir à définir la forme de la surface et s’appeler le groupe de la surface. Il est clair que si deux surfaces peuvent se transformer l’une dans l’autre par voie de déformation continue, leurs groupes sont isomorphes. La réciproque, quoique moins évidente, est encore vraie, pour des surfaces fermées, de sorte que ce qui définit une surface fermée au point de vue de l’Analysis situs, c’est son groupe.

Pour montrer que les nombres de Betti ne suffisent pas pour déterminer une variété à homéomorphismes près, il faut donc des exemples où on puisse calculer le groupe fondamental. Les premiers exemples proposés par Poincaré sont très intéressants. Ils proviennent bien sûr de l’étude des surfaces algébriques. Parmi les plus simples d’entre elles, on peut considérer une équation de la forme $P(x,y,z)=0$ où $P$ et un polynôme de degré $3$. Lorsque l’on fixe la variable $x$, la courbe dans le plan $y,z$ est une cubique, donc homéomorphe à un tore lorsqu’elle est lisse, ce qui est le cas en dehors d’un nombre fini de valeurs de $x$. En d’autres termes, la surface algébrique se projette (méromorphiquement) au dessus du plan des $x$ et la fibre générique est un tore (après complétion à l’infini). Il est donc naturel de considérer une courbe réelle fermée $C$ dans le plan des $x$ qui évite les points singuliers. Au dessus de cette courbe, on obtient une variété de dimension 3 qui est fibrée en tores au dessus d’un cercle. Ce sont les exemples de Poincaré.

Il s’agit donc de prendre le quotient de $\mathbb R ^3$ par le groupe $GA$ de transformations engendré par

  • Les translations entières dans les deux premières coordonnées. Le quotient correspondant est le produit d’un tore et d’une droite.
  • Une transformation de la forme $(x,y,z) \mapsto (A(x,y),z+1)$ où $A$ et une matrice entière inversible sur $Z$.

La variété de dimension 3 obtenue est « évidemment » revêtue par $\mathbb{R}^3$, qui en est « évidemment » le revêtement universel, de sorte que son groupe fondamental est « évidemment » $GA$. On voit ici l’efficacité de la définition choisie puisque le groupe fondamental est déterminé sans le moindre calcul. Voici comment Poincaré présente la situation :


Nous sommes donc conduit à nous poser la question suivante : Deux surfaces fermées qui ont mêmes nombres de Betti ont-elles toujours des groupes isomorphes ?

Pour résoudre cette question en nous servant d’un mode de représentation simple dans l’espace ordinaire, nous supposerons qu’il s’agisse de définir une surface dans l’espace à quatre dimensions seulement. Considérons pour l’espace ordinaire un groupe $G$ proprement discontinu. L’espace se trouvera ainsi décomposé en une infinité de domaines fondamentaux, transformés les uns des autres par les substitutions du groupe. Je suppose que le domaine fondamental ne s’étende pas à l’infini et qu’aucune substitution du groupe ne laisse inaltéré aucun point de l’espace.

Soient alors

$$X_1, X_2, X_3, X_4 $$

quatre fonctions des coordonnées $x, y, z$ de l’espace ordinaire, inaltérées par les substitutions de $G$. Si l’on considère $X_1, X_2, X_3, X_4$ comme les coordonnées d’un point dans l’espace à quatre dimensions, ce point décrira une surface fermée dont le groupe sera isomorphe à $G$, holoédriquement si les fonctions $X$ sont les plus générales qui soient inaltérées par $G$.

Considérons, en particulier, le groupe dérivé des trois substitutions

$$(x,y,z; x+1,y,z),$$

$$(x,y,z; x,y+1,z),$$

$$(x,y,z; \alpha x+\beta y, \gamma x+\delta y, z+1),$$

$\alpha, \beta, \gamma, \delta$ étant quatre entiers tels que $\alpha\delta − \beta\gamma = 1$. Je l’appellerai, pour abréger, le groupe $(\alpha, \beta, \gamma, \delta)$.

Le domaine fondamental sera un cube.

Il faut encore montrer que les groupes $G_A$, $G_B$ ne sont isomorphes que si les matrices $A$ et $B$ (ou $B^{-1}$, ce que Poincaré oublie) sont conjuguées. Ce fait est annoncé sans démonstration mais sera démontré avec tous les détails dans le mémoire.

On observera d’abord que deux groupes $(\alpha, \beta, \gamma, \delta)$, $(\alpha′, \beta′, \gamma′, \delta′) $ ne peuvent être isomorphes que si les deux substitutions

$$(x,y; \alpha x+\beta y,\gamma x+\delta y),\;(x,y; \alpha′x+\beta′y,\gamma′x+\delta′y) $$

sont transformées l’une de l’autre par une substitution linéaire à coefficients entiers.

Cela n’arrivera pas en général.

Le « cela n’arrivera pas en général » montre que Poincaré connaît très bien les classes de conjugaison dans $GL(2,\mathbb Z)$ qu’il attribue à Gauss dans le mémoire, à juste titre.

Il ne reste plus qu’à montrer que les nombres de Betti ne distinguent pas les matrices $A$, ce que Poincaré énonce, là encore sans la démonstration (qui viendra dans le mémoire).


Cherchons maintenant à déterminer les nombres de Betti pour la surface qui admet le groupe $(\alpha, \beta, \gamma, \delta)$. Nous verrons que l’une des connexions est toujours quadruple et que l’autre (la connexion linéaire) est

Double dans le cas général ;


Triple si $\alpha + \delta = 2$ ;

Quadruple si $\alpha=\delta=1, \beta=\gamma=0$.

Ce qui précède montre que les nombres de Betti peuvent être les mêmes pour deux surfaces, sans que leurs groupes soient isomorphes et, par conséquent, sans que l’on puisse passer de l’une à l’autre par déformation continue.

Il faut noter qu’à cette époque Poincaré n’a pas encore conscience des phénomènes de torsion dans l’homologie si bien qu’il se contente de calculer les nombres de Betti. Il n’est pas difficile, à titre d’exercice, de calculer l’homologie entière de ces variétés et de trouver des exemples où cette homologie ne caractérise pas l’homéomorphie.

La dernière phrase de la note revient sur sa véritable motivation : l’étude topologique des surfaces algébriques. Poincaré remarque que Picard a montré que beaucoup de surfaces algébriques ont une homologie triviale en degré 1 et il espère que son groupe fondamental sera utile pour les distinguer. Il ne sait pas encore que dans le quatrième complément à l’analysis situs, bien plus tard, il montrera qu’au contraire le groupe fondamental d’une hypersurface générique dans l’espace projectif de dimension 3 est trivial. Heureusement, le groupe fondamental est utile dans d’autres circonstances !


C’est là une remarque qui peut jeter quelque lumière sur la théorie des surfaces algébriques ordinaires et rendre moins étrange un fait découvert par M. Picard, à savoir que les surfaces n’ont pas de cycle à une dimension, si elles sont les plus générales de leur degré.

1895 : Le premier mémoire sur l’Analysis situs

Le grand mémoire n’apporte pas grand-chose de nouveau par rapport à la note de 1892 (en ce qui concerne le groupe fondamental !). D’une part, les énoncés non démontrés dans la note sont précisés et « démontrés ». D’autre part, l’énoncé faux selon lequel deux variétés sont homéomorphes si et seulement si leurs groupes fondamentaux sont isomorphes est passé pudiquement sous silence. Un certain nombre de points méritent cependant d’être expliqués.

L’introduction est très intéressante, mais elle concerne peu le groupe fondamental.


Je ne crois donc pas avoir fait une œuvre inutile en écrivant le présent Mémoire ; je regrette seulement qu’il soit trop long ; mais, quand j’ai voulu me restreindre, je suis tombé dans l’obscurité ; j’ai préféré passer pour un peu bavard.

Le groupe fondamental n’apparaît qu’au douzième paragraphe, après les définitions des variétés, de l’homologie, de l’intersection, et après la description d’un grand nombre d’exemples, dont les fibrés en tores au dessus du cercle déjà mentionnés dans la note.
La définition du groupe est la même que dans la note, à ceci près que Poincaré précise ce qu’il entend par fonction multiforme. Pour cela il revient à ses premiers travaux sur les équations différentielles et à leurs monodromies. En termes modernes, il considère les groupes de monodromie des connexions plates qui ne sont en fait que les représentations du groupe fondamental dans un groupe linéaire.


Mais pour mieux fixer les idées et bien que cela n’ait rien d’essentiel, supposons que les fonctions $F$ soient définies de la manière suivante. Elles devront satisfaire à des équations différentielles de la forme

$$dF_i =X_{i,1}dx_1+X_{i,2}dx_2+…+X_{i,n}dx_n,$$

où les coefficients $X_{i,k}$ seront des fonctions données des $x_k$ et des $F_i$. Ces fonctions devront être uniformes, finies et continues, ainsi que leurs dérivées pour toutes les valeurs des $F$ ainsi que pour tous les points de $V$ et même pour tous les points suffisamment voisins de $V$.

On sait aujourd’hui que certains groupes de présentation finie, et même les groupes fondamentaux de certaines variétés algébriques, n’ont aucune représentation linéaire non triviale si bien que la définition de Poincaré n’est pas la bonne… mais « cela n’a rien d’essentiel ».

Ce douzième paragraphe contient également deux nouveautés.

La première est une explicitation qu’on peut aussi penser au groupe fondamental comme l’ensemble des classes d’homotopie de lacets, et où la loi de groupe est la concaténation. Poincaré insiste sur fait que ce groupe n’est pas commutatif, contrairement à ce qui se passe en homologie.

On trouve aussi l’affirmation, implicite, que l’abélianisé du groupe fondamental est le premier groupe d’homologie.

A noter une jolie bêtise dans ce paragraphe lorsque Poincaré affirme qu’un lacet bordant une surface (donc homologue à zéro) est homotope à zéro ! Comment est-il possible que Poincaré ait écrit cela ?

Le treizième paragraphe introduit une nouveauté importante. Beaucoup des exemples du mémoire sont obtenus à partir d’un polyèdre dont on identifie des faces par paires. Poincaré « montre » que le groupe fondamental est dans ce cas un groupe de présentation finie et explicite la manière d’obtenir une présentation à partir du polyèdre. Tout ceci devait être évident pour lui car il avait déjà compris cela pour les groupes fuchsiens au début de sa carrière. Ici, c’est bien sûr la définition du groupe en termes de classes d’homotopie de lacets qui est utilisée.

La quatorzième paragraphe n’est autre qu’une démonstration complète (et même un peu scolaire) du théorème annoncé dans la note de 1892 : les groupes $G_A$ et $G_B$ ne sont isomorphes que si $A$ et $B$ (en fait $B^{\pm 1}$) sont conjugués.

En guise de conclusion

En résumé, les étapes sont les suivantes :

  • Construction de groupes agissant sur le disque (1881).
  • Compréhension que toute surface compacte peut être construite par ce procédé (1882).
  • Construction du revêtement universel d’une surface quelconque, pas nécessairement compacte, en termes de chemins (1883).
  • Définition du groupe fondamental comme le groupe des permutations de la "fonction multiforme la plus générale" (1892).
  • Définition du groupe fondamental en termes de lacets, et présentation de groupe à partir d’un polyèdre fondamental (1895).

[1Poincaré raconte cet épisode à la page 363 de son article L’invention mathématique (L’Enseignement Mathématique 10 (1908), 357-371), disponible ici.