> Contexte historique > L’article de Cayley sur les lignes de niveau et de plus grande (...)

L’article de Cayley sur les lignes de niveau et de plus grande pente

La « théorie de Morse » décrit divers aspects homologiques ou homotopiques d’une variété à l’aide des points critiques, des niveaux et des trajectoires de gradient d’une fonction lisse et « générique » (appelée « fonction de Morse ») vivant sur cette variété.

Le nom fait référence à des travaux de Marston Morse des années 1920-30, où il développa une première approche de cette théorie en dimension finie quelconque, afin de construire des outils permettant d’aborder le problème analogue sur des variétés de dimension infinie. Néanmoins, des versions préliminaires de cette théorie avaient déjà été développées en dimension finie. L’une des plus anciennes est due à Cayley [1]. Il s’agit d’un magnifique exercice de modélisation mathématique des cartes topographiques.

Voici la traduction de son (très long) premier paragraphe, décomposé ici en paragraphes plus courts afin de faciliter la lecture (c’est nous qui mettons en évidence les termes clef à l’aide de caractères gras) :


« Il s’agit, je pense, d’une question intéressante de topographie, de considérer la configuration générale d’un système de lignes de niveau et de lignes de plus grande pente [ces analogues français pour « contour lines » et « steepest or slope lines » sont indiqués par Cayley dans le texte original]. Imaginez, pour fixer les idées, une île montagneuse, la ligne de niveau extérieure ou de la mer étant par conséquent une courbe fermée ; le cas où il existe des lignes de niveau qui se recoupent elles-mêmes est important, et il sera considéré ; mais en le négligeant pour le moment, et en excluant (comme je le ferai tout le temps) une courbe qui se recoupe elle-même des courbes fermées, la ligne de niveau entière correspondant à une élévation donnée sera ou bien une seule courbe fermée, ou bien elle consistera en deux ou plusieurs courbes fermées séparées ; dans ce dernier cas chacune d’entre elles peut être considérée elle-même une ligne de niveau, et nous pouvons donc dire qu’une ligne de niveau est en général une courbe fermée.

Il peut arriver que l’élévation d’une courbe de niveau donnée soit un maximum ou un minimum ; en d’autres termes, que la courbe de niveau suivante à l’extérieur ainsi que celle à l’intérieur soient simultanément plus élevées ou plus basses que la courbe de niveau donnée ; mais ceci est un cas spécial que l’on ne doit pas envisager de manière particulière ; en général la courbe de niveau suivante à l’extérieur sera plus basse et celle à l’intérieur plus élevée que la ligne de niveau donnée, auquel cas l’étendue bordée par la ligne de niveau est une élévation (colline, plateau ou montagne, selon le cas) ; ou bien la courbe externe suivante est plus élevée et celle interne plus basse que la ligne de niveau donnée ; auquel cas l’étendue bordée par la ligne de niveau est une dépression. Mais il peut exister à l’intérieur de la ligne de niveau qui borde une élévation, des espaces plus bas que la ligne frontière, et à l’intérieur de la ligne de niveau qui borde une dépression, des espaces plus hauts que la ligne frontière. Une dépression contient d’habitude de l’eau, et en effet elle est remplie jusqu’au débordement, auquel cas on a un lac avec une évacuation.

La ligne de contour qui borde une élévation peut rapetisser indéfiniment et finalement se réduire à un point, qui est un sommet [« summit »] ; la ligne de niveau qui borde une dépression peut de même rapetisser indéfiniment et se réduire finalement à un point, que j’appelle un immet [« immit »]. Un sommet est un point d’élévation maximale (même si, bien sûr, il peut y avoir des sommets, ou même des immets, qui sont plus élevés) ; un immet est un point d’élévation minimale. Mais il y a aussi, comme en un col [« at the head of passes »], des points où la surface est horizontale, mais où l’élévation n’est ni un maximum, ni un minimum ; on descend en arrière et en avant, mais on monte à droite et à gauche : j’appellerai ici ce genre de point un nœud [« knot »].

Et cela mène à la considération des lignes de niveau qui se recoupent elles-mêmes : le point où cela a lieu est en fait un nœud, ou bien géométriquement le nœud est un nœud [« node », ce qui est différent de « knot » ; en français il n’y a par contre qu’un seul terme pour les deux, d’où cette traduction bizarre] ou un point double de la ligne de contour. On peut supposer que la ligne de niveau passant par un nœud ne passe par aucun autre nœud ; car, même s’il existait des cols voisins ayant précisément la même élévation, pourtant la configuration générale du pays ne sera pas altérée en donnant une petite différence de hauteur à de tels cols : l’effet de cette altération est de distribuer parmi des lignes de niveau d’élévations légèrement différentes (un sur chaque ligne) les différents nœuds qui seraient présents autrement sur une même ligne de niveau. La ligne de niveau passant par un nœud se recoupe donc seulement en ce point : une telle ligne de niveau a soit la figure d’un huit, je l’appellerai une exboucle [« outloop »] ; ou bien elle a la figure formée par l’union (de telle manière que se crée un nœud ou point double) de deux courbes fermées, l’une étant intérieure à l’autre ; c’est ce que j’appelle une inboucle [« inloop »]. Une exboucle consiste en deux boucles ; les espaces renfermés peuvent aussi être appelés les boucles. Une inboucle consiste en une boucle externe et une boucle interne ; l’espace à l’intérieur de la boucle interne peut être appelé aussi la boucle interne, celui compris entre les deux boucles la lune [« lune »].

Cela arrive habituellement, et je le supposerai par la suite afin de fixer les idées, que pour une exboucle chacune de ses boucles est une élévation : c’est le cas de deux sommets montagneux connectés par une ligne de faite, dont le point le plus bas, ou col, est le nœud sur l’exboucle passant par ce point. Et de même, que pour une inboucle la lune soit une élévation, et la boucle interne une dépression ; et que la boucle externe, considérée comme une portion de la ligne de niveau, soit plus élevée que la ligne de niveau externe qui la suit. C’est le cas pour un lac muni d’une évacuation ; si le lac était sec, le passage en amont dans son lit se ferait à travers une ligne de faîte ou barrière, dont le point le plus bas, ou point d’évacuation de l’eau du lac, est le nœud sur l’inboucle passant par ce point, la rive du lac étant bien sûr la boucle interne de cette ligne de niveau et les eaux étant retenues grâce à une surélévation du terrain à l’intérieur de la lune comprise entre les deux boucles de la ligne de niveau. »

Les lignes de plus grande pente ne sont pas définies, mais elles sont introduites par une propriété caractéristique, qui les détermine complètement dès que l’on a suffisamment de lissité (modèle mathématique oblige), comme courbes intégrales du champ de direction orthogonal à celui tangent aux lignes de niveau :


« Les lignes de plus grande pente coupent à angles droits les lignes de niveau ; et cette propriété s’applique aussi aux projections des deux systèmes de lignes ; ainsi, les deux systèmes de lignes dessinés dans le plan s’intersectent à angles droits. [...] »

Cayley reconnaît dans les lignes de plus grande pente passant pas un nœud des objets importants du point de vue topographique :


« Les lignes de plus grande pente passant par un nœud peuvent être appelées ligne de faîte [« ridge »] et ligne d’écoulement [« course line »] : et pour l’une d’entre elles - la ligne de faîte - le nœud est un point d’élévation minimale ; pour l’autre - la ligne d’écoulement - le nœud est un point d’élévation maximale. [...]

La ligne de faîte, définie précédemment, détermine la ligne de partage des eaux. Dans le cas d’une montagne conique ou en forme de dôme isolée, et en général lorsque les lignes de niveau sont toutes fermées, il n’y a pas de ligne de partage des eaux définissable ; mais dans le cas d’une chaîne de sommets montagneux, la ligne de partage des eaux court de sommet en sommet à travers les cols, c’est-à-dire qu’elle est constituée d’une série de lignes de faîte, chacune s’étendant de sommet en sommet à travers un nœud. Et les lignes d’écoulement sont, aussi près que cela est possible, les lits des torrents qui s’écoulent des cols vers les vallées latérales. »

Suit la dernière phrase de l’article (nous rendons la phrase originale) :


« The ridge line and the course line respectively are, I believe, the so-called ligne de faîte and ligne de thalweg. »

Les généralisations en dimensions plus grande des objets introduits par Cayley dans cette article, comme modélisation mathématique d’une pratique topographique bien établie, sont ceux qui permettent de développer la théorie de Morse en toutes dimensions, pour une fonction de Morse $f : M \to \mathbb{R}$ définie sur une variété munie d’une métrique riemannienne. Plus précisément, comme on peut le découvrir dans notre article La théorie de Morse, de la topographie à la conjecture de Poincaré en grande dimension :

- Les lignes de niveau deviennent les variétés de niveau de la fonction $f$.

- Les sommets, cols et immets deviennent les points critiques de divers indices de la fonction e Morse.

- Les lignes de plus grande pente deviennent les trajectoires de gradient de la fonction de Morse.

- Les lignes de partage des eaux deviennent les trajectoires de gradient allant d’un point critique à un autre.

Et de même que Cayley pense à l’écoulement de l’eau sur le relief modélisé par la carte topographique, la théorie de Morse est une théorie du flot du gradient de $f$ ... L’article de Cayley peut être vu comme le prototype le plus concret possible de la théorie de Morse, de la même manière que l’étude de la topologie des surfaces faite par Riemann en les découpant a été le prototype ouvert à l’intuition spatiale usuelle à partir duquel il a commencé à explorer la topologie des variétés de plus grande dimension (voir notre commentaire sur ses notes posthumes).


[1Arthur Cayley, On contour and slope lines, Philosophical Magazine XVIII (1859), 264-268.