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Cette page présente la transcription d’une section des Œuvres Complètes de Poincaré. Nous ne la commentons pas directement, mais elle est décrite par ici.

Sur l’Analysis Situs (1892)

Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t.115, p.603-636 (31 octobre 1892)

On sait ce qu’on entend par l’ordre de connexion d’une surface et le rôle important que joue cette notion dans la théorie générale des fonctions, bien qu’elle soit empruntée à une branche toute différente des Mathématiques, c’est-à-dire à la géométrie de situation ou Analysis situs.

C’est parce que les recherches de ce genre peuvent avoir des applications en dehors de la Géométrie qu’il peut y avoir quelque intérêt à les poursuivre en les étendant aux espaces à plus de trois dimensions. Riemann l’a bien compris ; aussi, désireux de généraliser sa belle découverte, il s’est appliqué à l’étude de ces espaces au point de vue de l’Analysis situs et il a laissé sur ce sujet des fragments malheureusement très incomplets. Betti, dans le tome IV, $2^e$ série des Annali di Matematica, a retrouvé et complété les résultats de Riemann [1]. Considérant une surface (variété à $n$ dimensions) dans l’espace à $n+1$ dimensions, il a défini $n-1$ nombres

$$p_1,\ p_2,\ ...,\ p_{n-1}$$

qu’il appelle les $n-1$ ordres de connexion de la surface.

Les personnes que rebute la Géométrie à plus de trois dimensions pourraient croire ce résultat sans utilité et le regarder comme un vain jeu de l’esprit, si elles n’étaient averties de leur erreur par l’usage qu’a fait des nombres de Betti notre confrère M. Picard dans des travaux d’Analyse pure ou de Géométrie ordinaire.

La question n’est pas épuisée cependant. On peut se demander si les nombres de Betti suffisent pour déterminer une surface fermée au point de vue de l’Analysis situs, c’est-à-dire si, étant données deux surfaces fermées qui possèdent mêmes nombres de Betti, on peut toujours passer de l’une à l’autre par voie de déformation continue. Cela est vrai dans l’espace à trois dimensions et l’on pourrait être tenté de croire qu’il en est encore de même dans un espace quelconque. C’est le contraire qui est vrai.

Pour nous en rendre compte, je vais envisager la question à un point de vue nouveau. Soient $x_1, x_2, ..., x_{n+1}$ les coordonnées d’un point de la surface ; ces $n+1$ quantités sont liées entre elles par l’équation de la surface. Soient maintenant

$$F_1,\ F_2,\ ...,\ F_p$$

$p$ fonctions quelconques de ces $n+1$ coordonnées $x$ (coordonnées que je suppose toujours liées par l’équation de la surface et auxquelles je conviens de ne donner que des valeurs réelles).

Je ne suppose pas que les fonctions $F$ soient uniformes, mais je suppose que si le point $(x_1,x_2,...,x_{n+1})$ décrit sur la surface un contour fermé infiniment petit, chacune des fonctions $F$ revient à sa valeur primitive. Cela posé, supposons que notre point décrive sur la surface un contour fermé fini, il pourra se faire que nos $p$ fonctions ne reviennent pas à leurs valeurs initiales, mais deviennent

$$F_1',\ F_2',\ ...,\ F_p'$$

ou, en d’autres termes, qu’elles subissent la substitution

$$(F_1,\ F_2,\ ...,\ F_p ;\ F_1',\ F_2',\ ...,\ F_p').$$

Toutes les substitutions correspondant aux divers contours fermés que l’on peut tracer sur la surface forment un groupe qui est discontinu (au moins en ce qui concerne sa forme).

Ce goupe dépend évidemment du choix des fonctions $F$ ; supposons d’abord que ces fonctions soient les plus générales que l’on puisse imaginer en ne s’imposant pas d’autre condition que celle que nous avons énoncée plus haut, et soit $G$ le groupe correspondant. Soit $G'$ le groupe correspondant à un autre choix de ces fonctions ; $G'$ sera isomorphe à $G$, holoédriquement en général, mériédriquement dans quelques cas particuliers.

Le groupe $G$ peut donc servir à définir la forme de la surface et s’appeler le groupe de la surface. Il est clair que si deux surfaces peuvent se transformer l’une dans l’autre par voie de déformation continue, leurs groupes sont isomorphes. La réciproque, quoique moins évidente, est encore vraie, pour des surfaces fermées, de sorte que ce qui définit une surface fermée au point de vue de l’Analysis situs, c’est son groupe.

Nous sommes donc conduit à nous poser la question suivante : Deux surfaces fermées qui ont mêmes nombres de Betti ont-elles toujours des groupes isomorphes ?

Pour résoudre cette question en nous servant d’un mode de représentation simple dans l’espace ordinaire, nous supposerons qu’il s’agisse de définir une surface dans l’espace à quatre dimensions seulement. Considérons pour l’espace ordinaire un groupe $G$ proprement discontinu. L’espace se trouvera ainsi décomposé en une infinité de domaines fondamentaux, transformés les uns des autres par les substitutions du groupe. Je suppose que le domaine fondamental ne s’étende pas à l’infini et qu’aucune substitution du groupe ne laisse inaltéré aucun point de l’espace.

Soient alors

$$X_1,\ X_2,\ X_3,\ X_4$$

quatre fonctions des coordonnées $x,y,z$ de l’espace ordinaire, inaltérées par les substitutions de $G$. Si l’on considère $X_1, X_2, X_3, X_4$ comme les coordonnées d’un point dans l’espace à quatre dimensions, ce point décrira une surface fermée dont le groupe sera isomorphe à $G$, holoédriquement si les fonctions $X$ sont les plus générales qui soient inaltérées par $G$.

Considérons, en particulier, le groupe dérivé des trois substitutions

$$(x,y,z;\ x+1,y,z),$$

$$(x,y,z;\ x,y+1,z),$$

$$(x,y,z;\ \alpha x+\beta y,\ \gamma x+ \delta y,\ z+1),$$

$\alpha,\beta,\gamma,\delta$ étant quatre entiers tels que $\alpha\delta - \beta\gamma = 1$. Je l’appellerai, pour abréger, le groupe $(\alpha,\beta,\gamma,\delta).$

Le domaine fondamental sera un cube.

On observera d’abord que deux groupes $(\alpha,\beta,\gamma,\delta)$, $(\alpha',\beta',\gamma',\delta')$ ne peuvent être isomorphes que si les deux substitutions

$$ \begin{array}{cc} (x,y;\ \alpha x+\beta y,\gamma x+ \delta y), & (x,y;\ \alpha' x+\beta' y,\gamma' x+ \delta' y)\\ \end{array} $$

sont transformées l’une de l’autre par une substitution linéaire à coefficient entiers.

Cela n’arrivera pas en général.

Cherchons maintenant à déterminer les nombres de Betti pour la surface qui admet le groupe $(\alpha,\beta,\gamma,\delta)$. Nous verrons que l’une des connexions est toujours quadruple et que l’autre (la connexion linéaire) est

Double dans le cas général ;

Triple si $\alpha + \delta = 2$ ;

Quadruple si $\alpha = \delta =1,\ \beta = \gamma= 0$.

Ce qui précède montre que les nombres de Betti peuvent être les mêmes pour deux surfaces, sans que leurs groupes soient isomorphes et, par conséquent, sans que l’on puisse passer de l’une à l’autre par déformation continue.

C’est là une remarque qui peut jeter quelque lumière sur la théorie des surfaces algébriques ordinaires et rendre moins étrange un fait découvert par M. Picard, à savoir que les surfaces n’ont pas de cycle à une dimension, si elles sont les plus générales de leur degré.


[1On pourra voir à ce sujet nos commentaires historiques sur les discussions entre Riemann et Betti.