> Exemples de dimension 3 > Sphères de Brieskorn > La sphère de Brieskorn $\Sigma(2,3,5)$ est la sphère d’homologie de (...) La sphère de Brieskorn $\Sigma(2,3,5)$ est la sphère d’homologie de Poincaré |
Nous détaillons ici l’argument de Milnor [1] pour montrer que la sphère de Brieskorn $\Sigma(2,3,5)$ s’identifie à la variété dodécaédrique de Poincaré.
On considère pour cela la variété dodécaédrique de Poincaré comme le quotient de $\mathbb{S}^3 \subset \mathbb{C}^2$ par l’action du groupe des icosions $\Gamma \subset \mathrm{SU}(2)$.
L’idée de Milnor consiste à plonger $\Gamma \backslash \mathbb{S}^3$ dans $\mathbb{C}^3$ grâce aux polynômes sur $\mathbb{C}^2$ invariant sous l’action de $\Gamma$. Pour cela, commençons par montrer le lemme suivant :
L’algèbre des polynômes en deux variables invariants sous l’action de $\Gamma$ est engendrée par trois polynômes homogènes $f_2$, $f_3$ et $f_5$, de degrés respectifs $30$, $20$ et $12$, qui vérifient la relation
$$f_2^2 + f_3^3 + f_5^5 = 0~.$$
Démonstration du lemme
Commençons par construire les polynômes $f_i$. Considérons pour cela l’action induite par $\Gamma$ sur $\mathbb{C}P^1$. Cette action s’identifie à l’action sur la sphère $\mathbb{S}^2$ du groupe des symétries d’un dodécaèdre régulier. Les orbites de cette action sont de cardinal $60$ à l’exception de trois orbites :
l’orbite $\mathcal{O}_2$ formée par les milieux des arêtes (de cardinal $30$),
l’orbite $\mathcal{O}_3$ formée par les sommets (de cardinal $20$),
l’orbite $\mathcal{O}_5$ formée par les milieux des faces (de cardinal $12$).
Soit $f_2$ (resp. $f_3$, $f_5$) un polynôme homogène de degré $30$ (resp. $20$, $12$) sur $\mathbb{C}^2$ qui s’annule exactement sur les droites correspondant à $\mathcal{O}_2$ (resp. $\mathcal{O}_3$, $\mathcal{O}_5$).
Les polynômes $f_i$ sont invariants par l’action de $\Gamma$.
Le polynôme $f_2$ est unique à un scalaire près. Pour tout $\gamma \in \Gamma$, le polynôme $f_2 \circ \gamma$ s’annule encore sur $\mathcal{O}_2$ et est donc proportionnel à $f_2$. Soit $\chi(\gamma)$ tel que $f_2 \circ \gamma = \chi(\gamma) \cdot f_2$. On vérifie aisément que $\chi$ est un morphisme de $\Gamma$ dans $\mathbb{C}^*$. Or, le groupe des icosions n’admet pas de quotient abélien. Donc $\chi \equiv 1$ et $f_2$ est donc invariant par $\Gamma$. La preuve est identique pour $f_3$ et $f_5$.
Les polynômes $f_2$, $f_3$ et $f_5$ engendrent l’algèbre des polynômes invariants. De plus, quitte à les renormaliser, ils vérifient la relation
$$f_2^2 + f_3^3 + f_5^5 = 0~.$$
Il suffit de montrer que tout polynôme homogène invariant non constant est divisible par une combinaison linéaire des $f_i$.
Soit donc $g$ un polynôme homogène invariant. Si $g$ s’annule sur $\mathcal{O}_2$ (resp. $\mathcal{O}_3$, $\mathcal{O}_5$), alors $g$ est divisible par $f_2$ (resp. $f_3$, $f_5$). Sinon, $g$ s’annule sur une autre orbite $\mathcal{O}$ (qui est donc de cardinal $60$). On peut trouver $\lambda_3$ tel que $f_2^2 + \lambda_3 f_3^3$ s’annule exactement sur $\mathcal{O}$, et $g$ est alors divisible par $f_2^2 + \lambda_3 f_3^3$.
Remarquons qu’on peut aussi trouver $\lambda_5$ tel que $f_2^2 + \lambda_5 f_5^5$ s’annule exactement sur $\mathcal{O}$. Il existe alors $\mu$ tel que
$$f_2^2 + \lambda_3 f_3^3 = \mu (f_2^2 + \lambda_5 f_5^5)~.$$
Les polynômes $f_2^2$, $f_3^3$ et $f_5^5$ sont donc liés. Quitte à renormaliser $f_2$, $f_3$ et $f_5$, on peut donc supposer que
$$f_2^2 + f_3^3 + f_5^5 = 0~.$$
Cela conclut la preuve du lemme.
Géométrisation de $\Sigma(2,3,5)$.
Considérons maintenant l’application $\phi: \Gamma \backslash \mathbb{C}^2 \to \mathbb{C}^3$ qui à $\mathbf{x}$ associe
$$\left( f_1(\mathbf{x}), f_2(\mathbf{x}), f_3(\mathbf{x})\right)~.$$
L’application $\phi$ est injective.
Démonstration
Supposons par l’absurde que $\phi(\mathbf{x}) = \phi(\mathbf{y})$ pour $\mathbf{x}$ et $\mathbf{y}$ deux orbites distinctes de l’action de $\Gamma$ sur $\mathbb{C}^2$. Comme les $f_i$ engendrent l’algèbre des polynômes invariants, tout polynôme invariant prend donc la même valeur sur $\mathbf{x}$ et sur $\mathbf{y}$. C’est absurde puisqu’il existe un polynôme invariant qui s’annule sur $\mathbf{x}$ et pas sur $\mathbf{y}$.
C’est un résultat classique de géométrie algébrique. Soit $P$ un polynôme (pas nécessairement homogène et pas nécessairement invariant) qui s’annule en un point de l’orbite correspondant à $\mathbf{x}$ mais en aucun point de l’orbite correspondant à $\mathbf{y}$. Alors le polynôme
$$P^\Gamma = \prod_{\gamma \in \Gamma} P\circ \gamma$$
est invariant par l’action de $\Gamma$ et s’annule sur $\mathbf{x}$ mais pas sur $\mathbf{y}$.
C.Q.F.D.
Pour conclure remarquons que si $\mathbf{x}$ est un point de $\Gamma \backslash \mathbf{S}^3$, l’image par $\phi$ du rayon $\mathbb{R}_+^* \mathbf{x}$ est la courbe
$$\left(t^{30} f_2(\mathbf{x}), t^{20} f_3(\mathbf{x}), t^{12} f_5(\mathbf{x}) \right)~,$$
qui intersecte la sphère $\mathbb{S}^5$ en un unique point. L’application $\psi$ qui à $\mathbf{x}$ associe l’unique intersection de $\phi(\mathbb{R}_+^* \mathbf{x})$ avec $\mathbb{S}^5$ est donc une injection continue de $\Gamma \backslash \mathbb{S}^3$ dans $\mathbb{S}^5$. D’après le lemme, son image est incluse dans la sphère de Brieskorn $\Sigma(2,3,5)$. Comme $\Gamma \backslash \mathbb{S}^3$ et $\Sigma(2,3,5)$ sont deux variétés compactes sans bord, connexes et de même dimension, $\psi$ est un homéomorphisme.
Géométrisation des autres sphères de Brieskorn de dimension $3$
Dans ce même article, Milnor montre en fait plus généralement que les sphères de Brieskorn de dimension $3$ sont toutes des quotients d’un groupe de Lie de dimension $3$ par un sous-groupe discret cocompact. Plus précisément :
au quotient de $\mathrm{SU}(2)$ par un sous-groupe fini si
$$\frac{1}{p} + \frac{1}{q} + \frac{1}{r} >1~,$$
au quotient du groupe de Heisenberg par un réseau si
$$\frac{1}{p} + \frac{1}{q} + \frac{1}{r} = 1~,$$
au quotient de $\mathrm{SL}(2,\mathbb{R})$ par un réseau si
$$\frac{1}{p} + \frac{1}{q} + \frac{1}{r} < 1~,$$
C’est un des premiers exemples non triviaux de géométrisation de variétés de dimension $3$.
[1] John Milnor, On the 3-dimensional Brieskorn manifolds $M(p, q, r)$, Knots, Groups, and 3-Manifolds, Ann. Math. Studies 84, Princeton Univ. Press, Princeton, N.J. (1975), 175-225