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Rappelons les inégalités de Morse :
{ik−ik−1+⋯+(−1)ki0≥βk−βk−1+⋯+(−1)kβ0, si 0≤k≤n−1,in−in−1+⋯+(−1)ki0=βn−βn−1+⋯+(−1)nβ0.
Une conséquence immédiate des inégalités précédentes (que nous appellerons en abrégé « inégalités fortes ») est le système suivant d’« inégalités faibles » :
ik≥βk, pour tous les k∈{0,…,n}.
Pour passer des inégalités fortes aux inégalités faibles, il suffit d’additionner les couples d’inégalités fortes successives. Par contre, les inégalités faibles n’impliquent pas les fortes, comme le montrent des exemples simples.
Dans son article « Sur une partition en cellules associée à une fonction sur une variété » de 1949 [1], René Thom esquissa la méthode suivante de preuve des inégalités de Morse faibles :
- on choisit une métrique Riemannienne convenable sur la variété V, et on associe à chaque point critique l’ensemble des trajectoires de gradient de la fonction qui partent de ce point critique (ceci est une façon de parler ; cela signifie que la limite en temps −∞ du flot pris sur cette trajectoire est égale au point critique considéré), et on prend l’union du point critique et de toutes ces trajectoires qui proviennent de lui ;
- cette union est une « cellule » (l’une des « cellules » du titre de l’article de Thom), c’est-à-dire qu’elle est difféomorphe à une boule ouverte ; sa dimension est égale à l’indice du point critique ;
- lorsque l’on prend tous les points critiques de la fonction, les cellules associées partitionnent la variété V ;
- cette décomposition n’est pas toujours associée à une structure de CW-complexe sur la variété V ; mais, comme l’écrit Thom, « elle en possède cependant certaines propriétés » ;
- en particulier, Thom explique de la manière suivante comment on peut l’utiliser pour démontrer les inégalités de Morse faibles :
« Si l’on désigne par Kp l’ensemble des q-cellules pour q≤p, et par βp le pème nombre de Betti, on voit sans difficulté que tout p-cycle dans Vn peut être déformé sur Kp, donc que βp(Kp)≥βp(Vn) et
βp(Kp+1)=βp(Vn).D’autre part, si l’on enlève de K(p) ip p-simplexes, un dans chacune des cellules Zp, on constate que le polyèdre restant peut être rétracté sur K(p−1). Un raisonnement assez simple permet alors de montrer que le nombre ip des p-cellules est ≥βp(Vn), ce qui démontre l’inégalité classique de M. Morse. »
Plus tard, vers 1960, Smale prouva que l’on pouvait toujours ajuster la métrique Riemannienne auxiliaire pour que la construction de Thom aboutisse à un CW-complexe. Dans ce cas, le complexe d’espaces vectoriels des chaînes cellulaires associé permet de calculer les espaces d’homologie de V, et cela pour tout corps de coefficients. La particularité de ce complexe est que la dimension de son k-ème espace de chaînes est égale au nombre ik de points critiques d’indice k.
Le but de cet article est de montrer qu’à partir de ce moment-là, les inégalité de Morse fortes découlent de manière purement algébrique : elles ont en fait lieu pour tout complexe d’espaces vectoriels.
Montrons tout d’abord que derrière les inégalités de Morse se cache une relation d’ordre partiel sur les multiplets de nombres réels :
- (a0,…,an)⪰M0 si et seulement si :
{ak−ak−1+⋯+(−1)ka0≥0, pour tous les k∈{0,…,n−1},an−an−1+⋯+(−1)ka0=0.
- (a0,…,an)⪰M(b0,…,bn) si et seulement si :
(a0−b0,…,an−bn)⪰M0.
Nous laissons comme exercice pour le lecteur la tâche de vérifier que ⪰M est bien une relation d’ordre partiel sur R{0,…,n}.
La proposition suivante montre que la définition de la relation d’ordre ⪰M peut se reformuler de deux autres manières :
(1) (a0,…,an)⪰M0 ;
(2) il existe des nombres réels b−1,…,bn positifs ou nuls tels que b−1=bn=0 et :
ak=bk+bk−1 pour tout k∈{0,…,n};
(3) il existe des nombres réels b0,…,bn positifs ou nuls tels que :
a0+a1t+⋯+antn=(1+t)(b0+b1t+⋯+bn−1tn−1).
Démonstration. L’équivalence (2) ⟺ (3) est immédiate, par développement du produit (1+t)(b0+b1t+⋯+bn−1tn−1).
L’implication (2) ⟹ (1) provient du fait que :
bk=ak−ak−1+⋯+(−1)ka0, pour tous les k∈{0,…,n},
et que ces sommes alternées sont toutes positives ou nulles par l’hypothèse
(a0,...,an)⪰M0.
L’implication inverse s’obtient en définissant les nombres bk par les égalités précédentes.
◻
Voici maintenant le théorème annoncé, montrant que les inégalités de Morse fortes ont lieu dès que l’on a un complexe d’espaces vectoriels :
0⟶Cn⟶Cn−1⟶⋯⟶C2⟶C1⟶C0⟶0.
Notons par Hk le k-ème espace vectoriel d’homologie associé, par ck la dimension de Ck et par hk la dimension de Hk. Alors :
(c0,…,cn)⪰M(h0,…,hn).
Démonstration. Notons les morphismes de bord du complexe donné de la manière suivante :
∂k:Ck⟶Ck−1.
Introduisons aussi les espaces de cycles Zk et de bords Bk :
Zk:=ker(∂k)↪Ck,Bk:=im(∂k+1)↪Ck.
On a donc par construction les suites exactes courtes suivantes :
0⟶Bk⟶Zk⟶Hk⟶0,0⟶Zk⟶Ck⟶Bk−1⟶0,
et cela pour tout k∈{0,...,n} (en posant Bk−1=0).
En notant par zk la dimension de Zk et par bk la dimension de Bk, on en déduit les égalités :
zk=bk+hk,ck=zk+bk−1.
pour tout k∈{0,...,n}.
En éliminant zk, on obtient :
ck−hk=bk+bk−1 pour tout k∈{0,…,n}.
De plus, on a bien b−1=bn=0.
La conclusion résulte alors de la proposition précédente.
◻
[1] L’article est paru dans les Comptes Rendus de l’Académie des Sciences de Paris 228 (1949), 973-975.