> Homologie > Rudiments d’algèbre homologique > Théorème des coefficients universels

Théorème des coefficients universels


Les théorèmes de coefficient universels relient d’une part les groupes d’homologie et de cohomologie d’un complexe de chaînes et de son dual et d’autre part les groupes d’homologie à coefficients dans $G$ à ceux à coefficients dans $\mathbb{Z}$. Dans le cadre particulier et géométrique du complexe d’une variété triangulée, le résultat reliant l’homologie et la cohomologie est obtenu aussi dans l’étude de la dualité de Poincaré ;

Nous avons vu que l’accouplement de dualité entre un complexe de chaînes $(C_\bullet, \partial)$ et son dual $(C^\bullet, \delta)$ induisait un accouplement $\langle\,,\,\rangle: H^i(C^\bullet) \otimes H_i(C_\bullet) \to \mathbb{Z}.$ et donc un morphisme de groupes abéliens

$$H^i(C^\bullet) \to \mathrm{Hom} (H_i (C) , \mathbb{Z})$$

qui envoie un $i$-cocyle $f$ sur l’application qui à un $i$-cycle $x$ associe $f(x)$. Notons que cette dernière formulation se généralise sans difficulté au cas d’un groupe abélien de coefficient quelconque $G$.

Théorème des coefficients universels (cas de la cohomologie) Soit $C$ un complexe de chaînes de $\mathbb{Z}$-modules libres [1] et $G$ un groupe abélien. Alors les groupes de cohomologie $H^i (C;G)$ du complexe de cochaînes $\mathrm{Hom} (C_i , G)$ sont déterminés par les groupes d’homologie $H_i (C)$ via la suite exacte scindée [2]

$$0 \to \mathrm{Ext} (H_{i-1} (C),G) \to H^i (C ; G) \to \mathrm{Hom} (H_i (C) , G) \to 0.$$

Les groupes $\mathrm{Ext} (H ,G)$ apparaissant dans le théorème sont les groupes d’extension de $H$ par $G$.
Formellement, ils sont définis comme ensemble de classes d’isomorphisme d’extension de $H$ par $G$, c’est-à-dire de suite exacte courte $0 \to G \to J \to H \to 0$, avec une notion naturelle d’isomorphisme entre deux telles suites exactes [3]. On peut les munir d’une structure de groupe appelée la somme de Baer [4]. Ce groupe est fonctoriel à la fois en $G$ et en $H$ tout comme $\mathrm{Hom}(H,G)$ [5].

Propriétés utiles :
en pratique, Il suffit souvent de connaître les règles suivantes, valables si $H$ est de type fini :

  • $\mathrm{Ext} (H\oplus H' , G ) \cong \mathrm{Ext} (H, G ) \oplus \mathrm{Ext} (H' , G )$,
  • $\mathrm{Ext} (H , G ) = 0$ si $H$ est libre [6], et
  • $\mathrm{Ext} (\mathbb{Z} / n \mathbb{Z} , G ) \cong G/nG$.
  • Si $0\to R\stackrel{\pi}\to P\to H\to 0$ est une suite exacte avec $P$ libre (ou projectif), alors, on a un isomorphisme canonique entre $\mathrm{Ext} (H ,G)$ et le quotient de $\mathrm{Hom}(R,G)$ par l’image $\pi^*(\mathrm{Hom}(P,G))$ (cette propriété peut en fait être prise comme définition).

En particulier, on en déduit

Lemme Soit $H$ un groupe abélien de type fini. On a alors que $\mathrm{Ext} (H ,\mathbb{Z})$ est isomorphe au groupe de torsion de $H$.

Une conséquence pratique du théorème des coefficients universels est que si le groupe des coefficients est un corps, il n’y a pas de torsion et les espaces vectoriel $H_i$ et $H^i$ sont alors isomorphes (lorsque ils sont de dimension finie).

Exemple Nous allons appliquer le théorème des coefficients universels à la la preuve de la dualité de Poincaré. Soit donc $V$ une variété lisse de dimension $d$, compacte connexe et orientée, dont on fixe une triangulation et $K$ son complexe sous-jacent. On a vu que son complexe dual $K^*$ est une décomposition cellulaire de $V$. Et par ailleurs, la proposition donne un isomorphisme naturel de complexes de chaînes entre les chaînes $C_{d-i}(K^*)$ et $C^i(K)$. Ainsi, comme $K$ et $K^*$ sont des décompositions de $V$, par invariance des groupes de (co)homologie d’une décomposition, on a

$$H_{d-i}(V) \cong H^i(V).$$

Comme $V$ est compacte, les chaînes sont de dimension finie et a fortiori, les groupes d’homologie le sont aussi. En appliquant le théorème des coefficients universels et le lemme on obtient alors que la partie libre de $H_{d-i}(V)$ est isomorphe à celle de $H^i(V)$ et donc aussi à celle de $H_i(V)$.
De même, la partie de torsion de $H_{d-i}(V)$ est isomorphe à celle de $H^i(V)$ et donc à celle de $H_{i-1}(V)$. Ainsi, on obtient bien que

$$b_i (V) = b_{d-i} (V)$$

(où $b_i$ désigne le i-ème nombre de Betti) et l’identité suivante

$$\mathrm{Tors}_i (V) \cong \mathrm{Tors}_{d-i-1} (V)$$

sur les groupes de torsion.

Remarque : les groupes $Ext(H,G)$ sont en fait les premiers groupe de cohomologie $Ext^{1}_{\mathbb{Z}}(H,G)$ du foncteur dérivé de $Hom_{\mathbb{Z}}(H,-)$ (mais aussi du foncteur $Hom_{\mathbb{Z}}(-,G) $) [7]. Ce résultat permet d’étendre les propriétés utiles ci-dessus à des cas plus généraux et donne des méthodes de calcul. Elle permet aussi de définir ces groupes pour les (co)chaînes définies sur un anneau quelconque $k$ (et pas seulement $\mathbb{Z}$).

Passons maintenant à la version homologique promise du théorème des coefficients universels.

Théorème des coefficients universels (cas de l’homologie) Soit $C$ un complexe de chaînes de $\mathbb{Z}$-modules libres et $G$ un groupe abélien. Alors les groupes d’homologie $H_i (C;G)$ du complexe de chaînes $C \otimes G$ sont déterminés par les groupes d’homologie $H_i (C)$ via la suite exacte scindée [8]

$$0 \to H_i (C) \otimes G \to H_i (C, G) \to \mathrm{Tor} (H_{i-1} (C),G) \to 0.$$

Les groupes $\mathrm{Tor} (H ,G)$ apparaissant dans le théorème sont les « produits de torsion » de $H$ par $G$. Formellement, ils sont définis comme étant les premiers groupes d’homologie $\mathrm{Tor}_1^{\mathbb{Z}} (H ,G)$ du foncteur dérivé du produit tensoriel $H\otimes -$ [9], mais aussi du foncteur $-\otimes G$. Précisément, cela veut dire que $\mathrm{Tor} (H ,G)$ est le noyau [10] de l’application $R\otimes G \to P\otimes G$ pour n’importe quelle suite exacte $0\to R\to P\to H$ où $P$ est projectif (par exemple libre). En pratique, plutôt que la définition, on en utilise les propriétés suivantes :
Propriétés utiles :

  • On a un isomorphisme canonique $\mathrm{Tor} (H ,G) \cong \mathrm{Tor} (G, H)$.
  • Ces groupes sont fonctoriels en $G$ et $H$.
  • Si $G$ ou $H$ est libre (ou même plat), $\mathrm{Tor} (H ,G)=0$.
  • $\mathrm{Tor} ( \bigoplus_{\alpha} H_\alpha\ ,G) \, \cong \, \bigoplus_{\alpha}\mathrm{Tor} (H_\alpha ,G) $.
  • $\mathrm{Tor}(\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}, G) \cong G/nG$.
  • $\mathrm{Tor}(\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}, \mathbb{Z}/m\mathbb{Z}) \cong \mathbb{Z}/ \mathrm{pgcd}(n,m)\mathbb{Z}$.

Les propriétés précédentes permettent de déterminer facilement les groupes $Tor(G, H)$ lorsque $H$ et $G$ sont de type finis. Elles ont aussi des conséquences intéressantes pour les groupes d’homologie à coefficients.

Remarque terminologique : les propriétés précédentes (et un peu d’algèbre homologique comme le fait que $\mathrm{Tor}_1^{\mathbb{Z}}(-,G)$ commute aux limites inductives) permettent de montrer que $\mathrm{Tor}(H,G)$ est de torsion pour tous groupes abéliens $H$, $G$ et que $\mathrm{Tor}(H,-) =0$ si et seulement si $H$ est sans torsion.
Ce sont ces propriétés relatives à la torsion qui ont donné lieu à cette terminologie et cette notation [11].

Exercice Calculer les groupes d’homologie des espaces projectifs réels $\mathbb{RP}^n$ à coefficients dans $\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$, $\mathbb{Q}$, $\mathbb{Z}/3\mathbb{Z}$ à partir de ceux sur $\mathbb{Z}$ (calculables via une décomposition cellulaire).
Exemple : la non-naturalité du scindement dans le théorème des coefficients universels Le plan projectif $\mathbb{RP}^2$ est le quotient $\mathbb{D}^2$ par l’application antipodale restreinte à son bord. En quotientant son bord en un point, on obtient une application canonique $p: \mathbb{RP}^2 \to \mathbb{S}^2$. Comme $H_1(\mathbb{RP}^2)=\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$ et $H_2(\mathbb{RP}^2)=0$, on a que l’application induite $q_*: H_{*}(\mathbb{RP}^2) \to H_*(\mathbb{S}^2)$ est nulle en degré $1$ et $2$.

Appliquons maintenant le théorème des coefficients universels avec $G=\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$. On obtient alors, que

$$H_2( \mathbb{RP}^2, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \cong 0\oplus \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$$

$$ H_2(\mathbb{S}^2, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \cong \mathbb{Z}/2\mathbb{Z} \oplus 0$$

où l’on a utilisé la décomposition $H_i(X,\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \cong H_i(X)\otimes \mathbb{Z}/2\mathbb{Z} \oplus \mathrm{Tor}(H_{i-1}(X), \mathbb{Z}/2\mathbb{Z})$.
Si cette décomposition en somme directe était naturelle, alors l’application $f_*: H_2( \mathbb{RP}^2, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \to H_2(\mathbb{S}^2, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) $ induite par $f$ serait nulle (puisque c’est le cas à coefficient dans $\mathbb{Z}$ sur chaque facteur).

Mais, en fait, on peut montrer, en utilisant par exemple la décomposition cellulaire standard de $\mathbb{RP}^2$ et $S^2$ (en particulier le fait qu’elles n’ont qu’une unique cellule de dimension $2$), que $f_*: H_2( \mathbb{RP}^2, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) \to H_2(\mathbb{S}^2, \mathbb{Z}/2\mathbb{Z}) $ est un isomorphisme.

Démonstration du théorème du coefficient universel

On se contente de donner la preuve pour la cohomologie. Celle pour l’homologie est analogue.

On note $Z_\bullet$, $B_\bullet$ les cycles et bords du complexe $C_\bullet$. Comme ce sont en chaque degré des sous-modules d’un groupe abélien libre, ils sont libres (attention, cette propriété ne serait pas immédiate si on travaille sur un anneau quelconque ; il faudrait dans les arguments de la suite pouvoir garantir que $B_\bullet$ est composé de modules projectifs pour faire marcher la preuve dans ce cadre général). En particulier, la suite exacte

$$ 0\to Z_p \to C_p \to B_{p-1}\to 0$$

se scinde. On note $f: C_\bullet \to Z_\bullet$ un choix de rétraction de ces suites exactes.

On applique le foncteur $\mathrm{Hom}(-,G)$ aux suites exactes courtes

$$ 0\to Z_p \stackrel{i}\to C_p \stackrel{\partial}\to B_{p-1}\to 0 \mbox{ et } 0\to B_p \stackrel{j}\to Z_{p} \stackrel{q}\to H_p(C)\to 0.$$

En utilisant aussi que

$$\mathrm{Ext}(H_p, G) \cong \mathrm{Hom}(B_{p-1}, G) /j^*\big( \mathrm{Hom}(Z_{p-1}, G) \big)$$

d’après les propriétés utiles, on obtient un diagramme commutatif

$$\xymatrix{ & & 0 & 0 \ar[d] & \\ 0 \ar[r] & \mathrm{Hom}(H_p(C), G) \ar[r]^{q^*} & \mathrm{Hom}(Z_p, G) \ar[r]^{j^*} \ar[u] \ar@/_/[d]_{f^*} & \mathrm{Hom}(B_p, G) \ar[d]^{\partial^*} & \\ & \mathrm{Hom}(C_{p-1}, G) \ar[r]^{\delta} \ar[d]^{i^*}& \mathrm{Hom}(C_p, G) \ar[r]^{\delta} \ar[u]_{i^*} & \mathrm{Hom}(C_{p+1}, G) & \\ & \mathrm{Hom}(Z_{p-1}, G) \ar[r]^{j^*} \ar[d] & \mathrm{Hom}(B_{p-1}, G) \ar[r] \ar[u]_{\partial^*}& \mathrm{Ext}(H_p, G) \ar[r] & 0. \\ & 0 & 0 \ar[u] & & }$$

Par construction, les suites horizontales et verticales du diagramme sont exactes.
On n’a plus qu’à se promener dans notre diagramme pour démontrer le résultat :)
Tout d’abord, nous avons vu que l’application $H_p(C,G)\to \mathrm{Hom}(H_p(C), G)$ est induite par $i^*$ appliquée à un cocycle $\varphi: C_p \to G$ (on peut s’amuser à vérifier, en se promenant autour du carré commutatif en haut à droite, que $\partial^*(j^*(i^*(\varphi))) = \delta(\varphi)=0$ et que par injectivité de $\partial^*$, cela force bien $i^*(\varphi)$ à être dans l’image de $q^*$ pour un cocycle). Cette application est scindée par $f^*\circ q^*$ (car $f\circ i = id$). Puisque l’application $H_p(C,G)\to \mathrm{Hom}(H_p(C), G)$ admet une section, elle est surjective.

Il reste à montrer que son noyau est bien $\mathrm{Ext}(H_p, G)$. Si notre cocyle $\varphi$ s’envoie sur $0$ dans $\mathrm{Hom}(H_p(C), G)$, alors $i^*(\varphi)=0$ par injectivité de $q^*$ et par exactitude, il provient donc de $ \mathrm{Hom}(B_{p-1}, G)$. Le noyau de $H_p(C,G)\to \mathrm{Hom}(H_p(C), G)$ s’identifie donc à $\partial^*(\mathrm{Hom}(B_{p-1}, G))/ Im(\delta)$. Par injectivité de $\partial^*$ (et commutativité du carré en bas à gauche), ce groupe est canoniquement isomorphe à $\mathrm{Hom}(B_{p-1}, G))\backslash j^*\big(i^*( \mathrm{Hom}(C_{p-1}, G))\big)$. Comme $i^*$ est en plus surjectif, on en déduit que ce dernier groupe n’est autre que le quotient $\mathrm{Hom}(B_{p-1}, G))\backslash j^*( \mathrm{Hom}(Z_{p-1}, G))$.
C’est à dire $\mathrm{Ext}(H_p, G)$ !

C.Q.F.D.


[1cette condition est en particulier vraie pour les chaînes singulières, polyédrales, cellulaires, mais aussi leurs variantes relatives ou encore les complexes standards calculant l’homologie des groupes et bien d’autres. Bref elle est peu contraignante en pratique...

[2attention, le scindement n’est pas naturel en $C$ (mais l’est en $G$) ce qui, en pratique, le rend souvent peu utile...Voir l’exemple en bas de cette page pour voir les dangers inhérents à cela.

[3une telle suite est équivalente à $0 \to G \to J' \to H \to 0$ s’il existe un isomorphisme $J\cong J'$ qui induise un diagramme commutatif entre ces suites en prenant l’identité comme flèches verticales de $G$ à $G$ et de $H$ à $H$.

[4qui s’obtient en prenant le sous-module de $J\oplus J'$ des éléments $(x,x')$ qui ont même image dans $H$ et en le quotientant par $\{(-g,g), \, g\in G\}$ (voir par exemple le livre Homological algebra de Charles Weibel.

[5plus précisément, un morphisme de groupes $H\to H'$ induit un morphisme $\mathrm{Ext} (H' ,G) \to \mathrm{Ext} (H,G)$,alors qu’un morphisme $G\to G'$ induit $\mathrm{Ext} (H ,G) \to \mathrm{Ext} (H,G')$. Ces morphismes sont compatibles avec la composition des applications et envoie l’identité sur l’identité.

[6cela reste vrai même si $H$ n’est pas de type fini et en fait, si on travaille sur un anneau quelconque $k$ pour tout module projectif.

[7Nous renvoyons à homological Algebra de C. Weibel , P. Schapira, An introduction to Algebra and Topology ou tout autre livre d’algèbre homologique pour des définitions détaillées et démonstration.

[8une fois encore ce scindement n’est pas naturel en $C$ mais seulement en $G$.

[9Nous renvoyons encore à homological Algebra de C. Weibel ou P. Schapira, An introduction to Algebra and Topologypour plus de détails.

[10cela découle de la suite exacte longue pour les foncteurs $\mathop{Tor}_\bullet^{\mathbb{Z}}(-,G)$ associés à une suite exacte courte de groupes abéliens.

[11Ces propriétés ne restent cependant plus vraies ou aussi simples pour $\mathrm{Tor}_1^{k}(-,-)$ quand $k$ est un anneau quelconque.