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Approximation d’objets lisses par des objets PL

Cet article démontre qu’on peut approximer des objets lisses par des objets PL, et ce pour la topologie $C^1$. Cette observation est un point crucial dans le théorème de Whitehead d’existence et d’unicité d’une structure PL sur les variétés lisses.

Un point crucial de la démonstration du théorème de Whitehead est que l’on peut approcher, au sens de la topologie $C^1$ [1], tout simplexe lisse plongé dans $\mathbb{R}^n$ par un simplexe PL. Ce fait se déduit quant à lui de l’énoncé analogue suivant pour les fonctions.

Proposition (Approximation $C^1$)

Soit $X$ un polyèdre fini (par exemple un simplexe) de dimension $p$ et $f:X \to \mathbb{R}$ une application $C_{\rm pm}^{\infty}$. Alors $f$ est limite d’une suite d’applications PL au sens de la topologie $C^1$ [2].

On formule et démontre un énoncé plus précis plus bas.

Le reste de l’article est consacré à la démonstration de ce résultat. Intuitivement, on n’a pas de mal à y croire : il suffit de prendre des « maillages » de plus en plus fins du polyèdre (des triangulations plus précisément) et de remplacer la fonction $f$ sur chaque « maille » par l’unique application affine coïncidant avec $f$ aux sommets (appelée sécante de $f$ pour la triangulation considérée, cf. ci-dessous).

En dimension $1$, les applications obtenues ainsi convergent effectivement vers $f$, au sens $C^0$ par continuité uniforme de $f$ sur le compact $X$, et au sens $C^1$ grâce au théorème des accroissements finis.

En dimension supérieure en revanche, si la convergence $C^0$ demeure, la convergence $C^1$ demande un peu plus de travail : il ne suffit pas, comme on va le voir, de prendre des triangulations de plus en plus « fines ». Il faut également que les simplexes de ces triangulations successives restent suffisamment « ouverts ».

Preuve de la Proposition

Occupons-nous tout d’abord de la convergence $C^0$. Pour cela, précisons la notion de sécante.

Définition (Sécante)

Étant donnée une triangulation $K$ du polyèdre $X$, on appelle sécante et on note $L_f^K : X \to \mathbb{R}$ l’unique application PL définie par les conditions suivantes :

  1. Pour tout sommet $x$ de $K$, on a $L_f^K (x) = f(x)$.
  2. La restriction de $L_f^K$ à tout simplexe $D$ est affine.
Définition (Suite de subdivisions fine)

On dit qu’une suite $(K_i)$ de subdivisions de $K$ est fine si la borne supérieure des diamètres des simplexes de $K_i$ tend vers $0$ quand $i\to \infty$.

On a alors :

Lemme (Convergence $C^0$)

Si $(K_i)$ est une suite de subdivisions fine de $K$, la suite $(L_f^{K_i})$ converge uniformément vers $f$. Si $X$ est de dimension $1$, la convergence est en outre $C^1$.

Démonstration. La première affirmation découle simplement de l’uniforme continuité de $f$ sur le compact $X$. La seconde découle du théorème des accroissements finis [3].

C.Q.F.D.

Voyons maintenant que la seconde affirmation cesse d’être vraie en général en dimension supérieure.

Pour cela, considérons par exemple la suite de triangulations $T_i$ ($i \geq 1$) de $\mathbb{R}^2$ dont chaque simplexe est isométrique au triangle $\sigma_i$ de sommets

$$(0,0), \quad (\tfrac{1}{i} , 0), \quad (\tfrac{1}{2i} , \tfrac{1}{i^2}),$$

et la fonction $f:(x,y)\mapsto x^2+y^2$, comme dans l’animation suivante.

La suite $(T_i)$ induit une suite $(K_i)$ de subdivisions fine de n’importe quel sous-polyèdre compact $X=|K|$ dans $\mathbb{R}^2$ obtenu comme réunion d’un nombre fini $K$ de triangles de $T_1$. L’animation montre bien que la suite $(L_f^{K_i})$ converge uniformément vers $f$. Mais elle montre aussi que la convergence n’est pas $C^1$ : dire que deux fonctions $C^0$-proches sont $C^1$-proches revient en effet à dire que les plans tangents à leurs graphes (là où ils sont définis) forment un angle petit. Or l’animation montre que dans l’exemple considéré l’angle, égal à l’angle entre les normales (bleue et noire) aux deux plans tangents, peut rester uniformément minoré (ou de manière équivalente l’angle entre la droite bleue et l’horizontale reste uniformément éloignée de 90 degrés). Cela peut évidemment se voir par un calcul simple : en restriction au simplexe $\sigma_i$ la sécante est donnée par

$$L_f^{K_i} : (x,y) \in \sigma_i \mapsto \frac{x}{i} + y \left( -\frac{1}{4} + \frac{1}{i^2} \right).$$

En particulier, sa dérivée partielle par rapport à $y$ est égale à $-\frac{1}{4} + \frac{1}{i^2}$, et la différentielle de $L_f^{K_i}$ en un point de $\sigma_i$ reste uniformément éloignée de celle de $f$ lorsque $i$ tend vers l’infini.

$$ $$

Pourquoi la convergence n’est-elle pas $C^1$ dans cet exemple ? Dire que deux fonctions $C^0$-proches sont $C^1$-proches revient à dire que les plans tangents à leurs graphes (là où ils sont définis) forment un angle petit. En dimension $1$, c’est automatique si la subdivision est assez fine. En dimension supérieure, on a de la même façon que les droites tangentes aux graphes des restrictions au 1-squelette de $L^{K_i}_f$ et $f$ ont des pentes voisines pour $i$ grand. Cela n’entraîne pas, en revanche, que les directions des plans tangents, elles, sont voisines. La raison est que deux $p$-uplets de vecteurs linéairement indépendants et proches dans $(\mathbb{R}^{p+1})^p$ n’engendrent pas nécessairement des $p$-plans proches dans la grassmannienne $G(p,p+1)$ des $p$-plans vectoriels de $\mathbb{R}^{p+1}$. Plus précisément, si l’on note $U$ l’ouvert de $(\mathbb{R}^{p+1})^p$ constitué des $p$-uplets libres, l’application

$$(w_1,\dots,w_p)\in U \mapsto \mathrm{vect}(w_1,\dots,w_p)\in G(p,p+1)$$

est continue mais ne l’est pas uniformément (ici les $p$-uplets de vecteurs qui nous intéressent sont

$$\tag{1} v_1+ D_xL^{K_i}_f (v_1) \partial_z , \ldots , v_p + D_xL^{K_i}_f (v_p) \partial_z \\ \mbox{ et } v_1+ D_x f(v_1) \partial_z , \ldots , v_p + D_x f(v_p) \partial_z ,$$

où $v_1,\ldots ,v_p$ sont les vecteurs unitaires tangents de $p$ arêtes issues d’un même sommet $x$ d’un $p$-simplexe $\sigma$ de $K_i$ et $\partial_z$ désigne le vecteur unitaire tangent à la $p+1$-ième coordonnée dans $\mathbb{R}^{p+1}$). Elle devient cependant uniformément continue si l’on se restreint à un compact de cet ouvert. Mais les vecteurs de (1) sont tous de norme majorée par une constante $C$ qui ne dépend que de la norme de $f$ et de sa différentielle. On se restreint donc déjà au fermé constitué des $p$-uplets de vecteurs de norme inférieure à $C$. Puis, on considère, dans ce fermé, le compact des $p$-uplets dont l’« ouverture » est minorée par un réel positif $\delta$ donné. L’« ouverture » peut être définie de diverses façons, on la définit ici comme étant égale à l’épaisseur du simplexe engendré par les $p$ vecteurs. On peut en effet associer à tout $p$-simplexe linéaire $\sigma$ de $\mathbb{R}^p$ son diamètre $d(\sigma)$ (qui, par convexité de $\sigma$, coïncide avec la longueur de sa plus grande arête), son rayon $r(\sigma)$, qui est la distance séparant le barycentre de $\sigma$ de son bord, et enfin son épaisseur

$$ \theta (\sigma) = \frac{r(\sigma)}{d(\sigma)}\le1.$$

Pour que la suite $(L_f^{K_i})$ converge vers $f$ en topologie $C^1$ il nous reste donc à nous assurer que l’on peut choisir la suite de subdivisions $(K_i)$ de sorte que les $p$-uplets ci-dessus aient tous une ouverture supérieure à un certain $\delta>0$ donné. Pour cela, il suffit que l’épaisseur des $p$-simplexes des subdivisions successives soit uniformément minorée par une constante strictement positive. On dit alors que la suite est cristalline [4] :

Définition (Subdivisions cristallines)

Une suite $(K_i)$ de subdivisions de $K$ est dite cristalline s’il existe une constante strictement positive $\delta$ telle que pour tout $i$ et pour tout simplexe $\sigma \in K_i$, on a $\theta (\sigma) \geq \delta$.

Modulo l’existence d’une suite de subdivisions fine et cristalline, nous venons d’esquisser la preuve du résultat suivant, qui précise la proposition du début de l’article.

Proposition (Approximation $C^1$)

Soit $(K_i)$ une suite fine et cristalline de subdivisions de $K$. Alors, la suite $(L_f^{K_i})$ tend vers $f$ au sens de la topologie $C^1$.

On reprend ici la démonstration de façon plus synthétique et formelle.

La suite $(K_i)$ étant fine, on sait déjà que $(L_f^{K_i})$ tend vers $f$ en topologie $C^0$. Comme elle est en outre cristalline, il existe $\delta>0$ minorant les épaisseurs de tous les simplexes de toutes les triangulations $K_i$. Fixons maintenant $\epsilon>0$, et choisissons $i$ suffisamment grand pour que la différentielle de $f$ varie peu sur chaque simplexe $\sigma$ de $K_i$, au sens où pour toute paire de points $x$ et $y$ dans $\sigma$, $\|D_x(f_{|\sigma})-D_y(f_{|\sigma})\|\le \epsilon \delta/4$ (notons que cette borne, dont le choix sera justifié a posteriori, dépend de façon cruciale du caractère cristallin de la suite de subdivisions). Montrons qu’alors, pour tout $x$ dans $\sigma$, les différentielles en $x$ de $f$ et de sa sécante $L_f^{K_i}$ (que nous abrégerons dorénavant par $L_f$), sont $\epsilon$-proches, c’est-à-dire que $\|D_x({L_f}_{|\sigma})-D_x({f}_{|\sigma})\|\le \epsilon$.

Soient $v_0,\ldots,v_k$ les sommets de $\sigma$. Par inégalité triangulaire,

$$\|D_x({L_f}_{|\sigma})-D_x({f}_{|\sigma})\|\le\|D_x({L_f}_{|\sigma})-D_{v_0}({f}_{|\sigma})\|+\|D_{v_0}({f}_{|\sigma})-D_x({f}_{|\sigma})\|.$$

Par hypothèse, le second terme de la somme est inférieur à $ \epsilon \delta/4$, donc à $\epsilon/2$. Puisque $L_f$ est affine sur $\sigma$, on peut remplacer $x$ par $v_0$ dans le premier terme. Il reste donc à borner par $\epsilon/2$ la norme de $A := D_{v_0}(L_{f|\sigma}) - D_{v_0}(f_{|\sigma})$. Pour cela on peut se contenter de tester des vecteurs $u$ de norme égale au rayon $r(\sigma)$. Soit $v$ le barycentre de $\sigma$. Par définition de $r(\sigma)$, $v + u$ est alors dans $\sigma$ donc s’écrit $\sum c_i v_i$ avec des $c_i$ dans $[0, 1]$ et $\sum c_i = 1$. Par linéarité de $A$ et inégalité triangulaire,

$$\|A(u)\| \leq \|A(v + u - v_0)\| + \|A(v - v_0)\|.$$

Le premier terme se réécrit $\|A\left(\sum c_i(v_i - v_0)\right)\|$ et le deuxième est analogue, mais en remplaçant les $c_i$ par $1/(k + 1)$. Il suffit donc de montrer que chaque $A(v_i - v_0)$ est de norme inférieure à $r(\sigma)\epsilon/4$ pour avoir $\|A(u)\| \leq r(\sigma)\epsilon/2$ et finalement $\|A\|\le \epsilon/2$.

Or par construction de $L_f$, on a $D_{v_0}L_{f|\sigma}(v_i - v_0) = f(v_i) - f(v_0)$, qu’on peut écrire $\int_0^1 D_{(1-t)v_0 + tv_i}(f_{|\sigma})(v_i - v_0)\,dt$. On en déduit

$$\begin{array}{cl} A(v_i - v_0) &= \int_0^1 \big(D_{v_0}(f_{|\sigma}) - D_{(1-t)v_0 + tv_i}(f_{|\sigma})\big) (v_i - v_0) dt \\ &\leq \frac{\epsilon \delta}{4} \|v_i - v_0\| \le\frac{\epsilon}{4} \delta d(\sigma)\leq \frac{\epsilon}{4} r(\sigma). \end{array}$$

C.Q.F.D.

$$ $$

La preuve de la proposition du début de l’article se réduit alors au lemme suivant, dont il découle facilement que le complexe fini $K$ possède lui aussi une suite de subdivisions fine et cristalline.  :

Lemme (Existence de subdivisions cristallines)

Le $p$-simplexe standard possède une suite de subdivisions fine et cristalline.

On notera que ce lemme n’est pas tout à fait évident : typiquement la suite des subdivisions barycentriques d’un simplexe standard n’est pas cristalline.

Démonstration.

En fait, plutôt que le $p$-simplexe standard, considérons dans $\mathbb{R}^p$, muni de la base canonique $(e_1,\ldots,e_p)$, le $p$-simplexe $\tau$ de sommets $0,\,e_1,\,e_1+e_2,\ldots,\,e_1+\ldots+e_p$, qui n’est autre que

$$\{(x_1,\ldots,x_p)\in\mathbb{R}^p\, ; \,1\ge x_1\ge x_2\ge\ldots\ge x_p\ge 0\}.$$

Pour toute permutation $\alpha$ de $\{1,\ldots,p\}$, notons $\tau_\alpha$ l’image de $\tau$ par l’isométrie

$$(x_1,\ldots,x_p)\mapsto(x_{\alpha(1)},\ldots,x_{\alpha(p)}).$$

Les $p!$ simplexes $\tau_\alpha$ forment une triangulation du cube unité de $\mathbb{R}^p$. L’animation suivante représente le cas où $p=3$.

Cette triangulation du cube unité s’étend en une triangulation de $\mathbb{R}^p$ invariante par l’action de $\mathbb{Z}^p$ par translation. L’observation clef, qu’illustre l’animation qui suit, est que l’image réciproque de cette triangulation par une homothétie linéaire de rapport entier est une subdivision de cette triangulation, et induit en particulier une subdivision de $\tau$ par des simplexes congruents, donc de même $\theta$ que $\tau$.

En prenant des rapports d’homothétie de plus en plus grands, on obtient la suite de subdivisions fine et cristalline voulue.

C.Q.F.D.

$$ $$

Pour conclure revenons à notre exemple mais en utilisant une suite de subdivisions fine et cristalline comme dans l’animation suivante. On constate alors que non seulement la suite $(L_f^{K_i})$ converge uniformément vers $f$ mais aussi que la convergence est $C^1$ : les plans tangents à leurs graphes (là où ils sont définis) deviennent arbitrairement proches.


[1Deux applications lisses $f,g : U \subset \mathbb{R}^n \to \mathbb{R}^m$ sont proches, au sens de la topologie $C^1$, si pour tout $x_0 \in U$ les applications affines

$$h \mapsto f(x_0) + (Df (x_0 ))\cdot h \mbox{ et } h \mapsto g(x_0) + (Dg (x_0 ))\cdot h$$

de $\mathbb{R}^n$ dans $\mathbb{R}^m$ sont proches.

[2Deux applications $C_{\rm pm}^{\infty}$ sont proches, au sens de la topologie $C^1$, si elles sont proches au sens la topologie $C^0$, c’est-à-dire au sens la norme sup, et qu’en tout point $x_0$ où les deux applications sont $C^1$, leurs différentielles sont proches.

[3C’est un bon exercice que nous laissons au lecteur.

[4On notera que l’épaisseur du simplexe $\sigma_i$ considéré dans l’exemple ci-dessus tend vers $0$ lorsque $i$ tend vers l’infini, et donc que la suite $(K_i )$ n’est pas cristalline.