Alors qu’il était étudiant en licence, Henri Paul avait entendu un professeur prestigieux (Henri Cartan himself) définir une surface de Riemann comme une variété analytique complexe de dimension 1. Bizarre ! Comment une surface peut-elle être de dimension 1 ? Plus encore, le petit Henri Paul ne voulait pas se résigner à croire que la dimension 1 méritait l’intérêt car enfin la mathématique se doit d’étudier le cas général avant tout, n’est-ce pas ? Quelle naïveté, quelle jeunesse, quelle arrogance 😠. Plus tard, déjà docteur en mathématiques, Henri-Paul a lu le premier volume de l’Histoire de la géométrie algébrique, par Dieudonné [1], et il a compris.
Il a compris d’abord que les mathématiciens font ce qu’ils peuvent, que pendant des siècles ils se sont intéressés d’abord aux courbes dans le plan, puis timidement dans l’espace, puis aux surfaces dans l’espace et que ce n’est que récemment qu’ils ont osé observer les variétés algébriques en dimension quelconque, pour se rendre compte que ce n’est pas facile du tout.
Par ailleurs, le jeune Henri Paul — qui n’était pas encore oncle à l’époque — a compris que les nombres complexes avaient envahi toutes les mathématiques au cours du dix-neuvième siècle, au point que parfois les mathématiciens en oubliaient les nombres réels. On raconte l’histoire d’un géomètre algébrique contemporain qui faisait une conférence sur les « variétés abéliennes ». A la fin de son exposé, on lui demande ce que deviennent ses théorèmes sur le corps des réels. Le conférencier est surpris, réfléchit, réfléchit encore, et finit par dire avec le plus grand sérieux « je suis désolé, je n’ai jamais réfléchi à la réalité ».
Le corps des nombres complexes est de dimension 1 — ce sont des nombres après tout — mais lorsqu’on en sépare les parties réelles et imaginaires, il forment un plan réel de dimension 2, qu’on appelle souvent le plan complexe. Pour beaucoup de géomètres algébriques, le mot « droite » évoque « bien sûr » une droite projective (en ajoutant un point à l’infini) et « bien sûr » le cas complexe si bien que pour eux, une droite est un plan auquel on adjoint un point à l’infini, c’est-à-dire une sphère de dimension 2. Combien d’étudiants se sont posés des questions sur la santé mentale de leur professeur qui prononçait le mot « droite » et dessinait une sphère au tableau ?
Une grande découverte de Riemann a été de comprendre qu’en considérant toutes les images des points de $\mathbb{C}$ par une fonction algébrique donnée d’une variable (complexe) — qui est en général multiforme, i.e. telle que chaque point à plusieurs images — on construit une courbe-surface de dimension 1. « Surface » car de dimension 2 sur les réels, et « courbe » car de dimension 1 sur les complexes. La chose intéressante est que cette surface a une topologie riche : c’est le vrai début de la géométrie algébrique « sérieuse » qui lie l’algèbre, la géométrie et la topologie. L’une des motivations de Poincaré était de passer des courbes aux surfaces, donc de la dimension 2 à la dimension 4. Tout cela est expliqué dans cet article.
Cette gymnastique mentale, consistant à penser la dimension 1 comme une dimension 2, n’est pas facile du tout. Il faut de l’imagination, mais cela finit par devenir naturel.
Les citations sur les nombres complexes abondent. L’Oncle Henri Paul a été intéressé de trouver sur internet, en plusieurs endroits, une citation de Sophus Lie, donc du dix-neuvième siècle : « Les nombres complexes, c’est comme dans le vie, il y a une partie réelle et une partie imaginaire ». Etonné que le docte mathématicien ait pu écrire ce genre de choses, Henri Paul a écrit à tous les sites où il avait vu cette citation. La plupart n’ont pas répondu et ceux qui ont répondu ont affirmé que leur source provenait de « quelque part sur internet ». Se non è vero è bene trovato.
Voici un collector : une conférence de Dieudonné sur ce sujet (en anglais), datant de 1972.