Les bons conseils

On dit en général que les maths sont précises et que chaque mot est bien défini. Peut-être… Celui de « module » est un bon contre-exemple, une espèce de mot fourre-tout qui ne signifie pas grand-chose.

Il arrive qu’un mathématicien prenne un air inspiré pour dire que « ce problème a des modules »... Il veut dire par là que l’objet étudié n’est pas rigide et qu’on peut le déformer.

Essayez de trouver ce qu’il y a de commun entre :

Pas facile. Il ne faut pas trop chercher de logique… Essayons quand même.

En latin, modus signifie « mesure » et modulus en est un diminutif. Dès le seizième siècle, le mot est utilisé en architecture pour désigner une unité de mesure à partir de laquelle on indique toutes les longueurs dans une construction. On peut y voir l’origine de l’acception actuelle des modules de construction, du genre de ceux qu’on achète à Ikea. Le mot a pris un grand nombre de sens dérivés, comme on peut s’en assurer ici, ou ou encore . Essayons d’y voir clair dans le domaine mathématique.

Le module d’un nombre complexe, on le comprend, c’est sa « mesure ». La terminologie est due à Argand (l’un des « inventeurs » de la représentation géométrique des nombres complexes, en 1814).

La terminologie « module des logarithmes décimaux » est probablement inconnue des étudiants d’aujourd’hui. Il s’agit tout simplement de la valeur de $\ln 10$, notée $M$, et dont tous les lycéens connaissaient la valeur numérique il y a cinquante ans.

Gauss introduit le mot modulus (en latin) dans le premier paragraphe de ses Disquisitiones Arithmeticae (1801), dans le sens de $a$ et $b$ sont congrus « modulo » $n$.


« Si numerus a numerorum b, c differentiam metitur, b et c secundum a congrui dicuntur, sin minus, incongrui ; ipsum a modulum appelamus. Uterque numerorum b, c priori in casu alterius residuum, in posteriori vero nonresiduum vocatur. »

Plus proche de nos préoccupations topologiques, lorsque Legendre commence son étude des fonctions elliptiques, en particulier

$$ \int \frac{d \phi}{\sqrt{1-k^2 \sin ^2 \phi}}, $$

il les considère comme des fonctions de la variable $\phi$ qui dépendent du paramètre $k$. C’est ce paramètre qu’il appelle « module ».

Par la suite, lorsque Abel et Jacobi « inversent » les fonctions de Legendre, $k$ devient une « période » d’une courbe elliptique, i.e. l’intégrale d’une forme fermée sur une courbe fermée tracée sur un tore.

Par extension, dans son mémoire célèbre sur les fonctions abéliennes, Riemann appelle « module de périodicité » les intégrales des formes holomorphes sur les courbes fermées tracées sur une surface $S$. En termes modernes, ces modules forment un sous-groupe discret du dual de $H_1(S,{\bf R}) \simeq {\bf R}^{2g}$. Ce sous-groupe discret est le premier exemple de $\bf Z$-module dans le sens algébrique moderne du terme et le passage à « module sur un anneau » était naturel.

Par ailleurs, Riemann, dans le même article, fait un pas considérable en mathématiques, en faisant varier la surface de Riemann, ce qui dans son vocabulaire signifie simplement qu’il fait varier les coefficients de l’équation de la courbe algébrique étudiée. Il constate que lorsque la surface varie, le réseau des « modules de périodicité » se déforme. C’est ainsi qu’il introduit « l’espace des modules » de la surface de Riemann, i.e. l’espace des structures complexes sur une surface de genre $g$ donné. Par extension, le mot « espace de modules » a ainsi pris le sens d’un espace de déformation de structures, dans un sens très général.

Le « groupe modulaire », dans sa définition la plus classique, est tout simplement le groupe $SL(2;{\bf Z})$, ce qui correspond aux changements de base sur $H_1(T^2,{\bf Z})$, sur lesquelles on peut intégrer les formes fermées. C’est aussi le groupe des composantes connexes du groupe des difféomorphismes qui respectent l’orientation. Par extension, on passe aux surfaces de genres quelconques.

Bref, le mot « module » n’est pas bien clair.

Un autre article démontre que le groupe modulaire de la sphère est trivial. La preuve est facile, modulo quelques théorèmes pas trop faciles.